LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s)

Poleni, Giovanni

Titre Exercitationes Vitruvianaæ...
Adresse Padoue, G. Manfrè, 1739-1741
Localisation Berlin, MPIWG, Rara P 765e
Mots matière Vitruve, Architecture
Transcription du texte

English

Trop oublié aujourd’hui, le marquis Giovanni Poleni, né à Venise en 1683, mort à Padoue en 1761, connu en son temps parmi ses pairs sous le nom de Johannes Polenus, fut l’un des représentants les plus éminents de la culture scientifique du siècle des Lumières. Physicien, mathématicien, fondateur et diffuseur de la philosophie mécanique et expérimentale, il occupa plusieurs chaires à l’Université de Padoue, où il créa en particulier le « Teatro di filosofia sperimentale », prestigieuse collection d’instruments scientifiques destinés à l’enseignement et à la recherche, véritable laboratoire de physique, le premier du genre en Italie. Il rédigea de surcroît trois traités de navigation, écrits en latin de 1733 à 1741, sur la mesure du trajet d’un vaisseau en mer, sur la forme des ancres et sur l’usage du cabestan, qui furent primés par l’Académie royale des Sciences de Paris. Il fut aussi l’inventeur, dès 1709, d’une machine à calculer composée de roues dont le nombre de dents pouvait varier. En relation avec les plus grands savants de l’époque, Newton, Leibnitz, Euler, Maupertuis ou Celsius, il fut membre des principales académies royales (Paris, Berlin, Saint-Pétersbourg). Sa réputation lui valut d’être appelé par la République de Venise en 1715 en qualité d’ingénieur hydraulicien pour étudier les problèmes posés en ce domaine par le milieu lagunaire et sa région. Il fut ensuite invité à Rome par le pape Benoît XIV en 1743 pour examiner le dôme de la basilique Saint-Pierre, qui présentait d’inquiétantes fissures. Il préconisa un renforcement par un cerclage métallique qui fut réalisé entre 1743 et 1747 par Luigi Vanvitelli, et qui est toujours en place. Il publia sur ce sujet un ouvrage important, paru à Padoue en 1748 (Memorie storiche della gran cupola del tempio vaticano...). Parmi toutes ces activités, et dans le cadre de ses multiples compétences internationalement reconnues et directement utiles, ses Exercitationes Vitruvianæ, publiées entre 1739 et 1741, pour importantes qu’elles fussent, durent demeurer secondaires aux yeux de ses contemporains, même si cet universitaire d’une exceptionnelle érudition s’était acquis également une solide réputation dans les milieux humanistes pour ses travaux sur la littérature technique latine, en l’occurrence les traités de Vitruve et de Frontin, mais aussi par ses écrits sur l’Artémision d’Éphèse, sur les théâtres et amphithéâtres antiques, ou encore sur diverses découvertes archéologiques françaises, entre autres.
Ce sont en fait les Exercitationes qui, de nos jours, maintiennent vivante la pensée de Poleni et nous restituent son dynamisme créateur. Dans la perspective épistémologique que permet le recul, il apparaît en effet comme celui à qui l’on doit, dès avant le milieu du XVIIIe siècle, l’essor de la profonde investigation philologique qui caractérisera pendant de nombreuses décennies les études successives sur le De architectura. Subdivisée en trois parties, dont les deux premières furent réunies en un seul volume publié en 1739 chez l’éditeur padouan Giovanni Manfrè, et dont la dernière fut publiée séparément en 1741, elle constituait en fait les prolégomènes d’une édition complète du livre du théoricien latin, qui ne devait paraître qu’après sa mort. Le contenu des parties I et II est clairement défini dans les titres eux-mêmes. Dans la première (Exercitationes Vitruvianæ primæ...),le commentaire critique, d’une extrême précision, constitue la reprise, sur une base codicologique élargie, des travaux de la Renaissance ; Poleni exploite à cette occasion les données de 22 manuscrits par lui directement consultés ou qui lui furent signalés par de fidèles correspondants, proposant ainsi de nombreuses variantes inédites. La seconde (Exercitationes Vitruvianæ secundæ...) contient la correspondance de l’auteur avec Giovanni Battista Morgagni, titulaire de la chaire d’anatomie de l’université de Padoue, qui aborde plus particulièrement des questions médicales (de quodam Vitruvii loco ad rem medicam attinente), la réimpression de la Vie de Vitruve publiée par Bernardino Baldi en 1612, et les écrits d’un « anonymus scriptor vetus » avec des annotations de Poleni. La troisième partie (Exercitationes Vitruvianæ tertiæ...) publiée chez le même éditeur padouan, apparaît plus composite encore. Après une liste des auteurs dont les œuvres ont été compilées dans le présent volume, Poleni reproduit la lettre de Morgagni, puis présente le Lexicon Vitruvianum de Bernardino Baldi, le texte sur les Scamilli impares du même, la lettre de Claudio Tolomei au comte Agostino de Landi en 1542 sur la méthode à suivre pour une nouvelle édition de Vitruve, traduite pour la première fois en latin par Federico Ghisio, professeur de grec et de latin à l’Université de Padoue (cette lettre publiée en 1547 constituait en fait l’acte fondateur de l’Accademia della Virtù), la dissertation de Giovanni Buteone sur la correction à apporter à la notice vitruvienne relative au meilleur rapport entre le projectile et le trou de la baliste, la dissertation de Jacob Ziegler concernant « l’hémicyclius » de Bérose cité dans le livre IX du De architectura (IX, 8, 1), le chapitre 36 du volume de Bonaventura Cavalieri intitulé « Lo specchio ustorio », qui contient une discussion sur les dimensions des vases théâtraux évoqués au livre V, la même question étant reprise ensuite dans le texte d’Athanase Kircher qui correspond au premier chapitre de sa Phonurgia nova, les considérations du peintre Giuseppe Salviati sur les préceptes vitruviens du livre III relatifs à la construction de la volute ionique (1552), la même question étant abordée ensuite par Nicolaus Goldmann (1649), le texte sur les passages obscurs ou difficiles de l’ordre ionique dû à Giovan Battista Bertani (1558) et traduit lui aussi pour la première fois en latin. Ce rassemblement, qui se voulait exhaustif, de tous les dossiers ouverts sur les passages les plus difficiles à comprendre ou à restituer graphiquement, les « loca obscura et difficiliora », s’apparente à une histoire de l’édition du traité de Vitruve depuis l’édition princeps. Poleni voulait évidemment, avant de rédiger lui-même sa propre édition, mettre à la disposition de la communauté humaniste de cette première moitié du XVIIIe siècle une sorte d’état des lieux, dans l’attente de remarques ou de compléments proposés par de savants collègues. La transcription en latin, souvent difficile mais toujours très soignée, des textes initialement parus en italien ne s’explique que dans cette perspective : loin de satisfaire on ne sait quelle ostentation érudite, elle répond au besoin de diffuser aussi largement que possible ces essais parfois contradictoires dans l’Europe entière, afin d’internationaliser, si l’on peut dire, les termes de la réflexion et d’augmenter ainsi les chances de découvrir enfin des solutions satisfaisantes. Un tel mode d’emploi, assez clairement explicité dans la préface très dense de ces Exercitationes tertiæ, donne la mesure de l’ambition de cet auteur, qui dit lui-même avoir tendu toute ses énergies vers la réalisation de sa propre édition commentée du traité (« in ea Vitruvii editione, in qua contenduntur omnes industriæ nostræ nervi »...). Giovanni Poleni mourut avant d’en voir l’achèvement.
Commence alors une longue aventure au cours de laquelle interviennent d’abord le Dalmate Simone Stratico (1735-1824) qui prend la suite de Poleni, dont il était le successeur dans la chaire de Padoue, puis après sa disparition Giulio Pontedera, personnage d’une grande érudition, qui conduit l’opération à son terme grâce à la disponibilité des frères Mattiuzzi, éditeurs à Udine. Dans les années 1825-1830 parurent donc les quatre volumes de cette très belle édition (grand in-4°), dite Poleni-Stratico-Pontedera. Munie de 120 gravures sur cuivre auxquelles s’ajoutent 200 xylographies, elle s’avère si riche qu’on la trouve parfois mentionnée comme une Enciclopedia Vitruviana (W. Engelmann, Bibliotheca Classicorum Græcorum et Latinorum, Leipzig, 1847). Elle contient en fait, outre le texte et son commentaire par Poleni, enrichi des apports de Stratico, la réédition des Exercitationes Vitruvianæ du même Poleni, les Annotationes de Guillaume Philandrier, le Lexicon Vitruvianum de Baldi, ainsi que les Estratti Vitruviani de Daniele Barbaro (tirés de l’édition de 1556), de Jean De Laet (tirés de la grande édition elzévirienne de 1649), de Claude Perrault (Abrégé..., 1674), de Berardo Galiani (tirés de l’édition de 1758), de José Ortiz y Zanz (tirés de l’édition de 1787), les Estratti Pliniani de Claude Saumaise (tirés de l’édition parisienne de 1629), ainsi que des Exercitationes Vitruvianæ inédites de Stratico. Cette publication tardive, où subsistent quelques fautes de transcription du texte latin, dues au fait que la version finale n’a pu être relue par Poleni, eut du moins l’avantage de permettre à Pontedera de nourrir le déjà très riche apparat critique de ses deux prédécesseurs des acquis de la belle édition de l’illustre savant germanique Johann Gottlob Schneider (1807-1808). Ainsi s’explique que sous le sigle « Polenus » figurent, dans les éditions récentes les plus accomplies, aussi bien les Exercitationes de 1739 que l’édition d’Udine de 1827.

Pierre Gros (Paris, Institut de France) – 2023

A. Cavallari-Murat, G. Poleni e la costruzione architettonica, Padoue, s.n., 1963.

L. Vagnetti, 2000 anni di Vitruvio, Studi e documenti di Architettura, 8, Florence, 1978, p. 113-115 ; 136-137.

S. Di Pasquale, « Giovanni Poleni tra dubbi e certezze nell’analisi della Cupola Vaticana », Palladio, 14, 1994, p. 273-278.

E. Granuzzo, « Le Exercitationes (1739-1741) di Giovanni Poleni : questioni filologiche e ipotesi critiche sul testo vitruviano», actes du colloque Architekturtheoretisches, Einsiedeln, Bibliothek Werner Oechslin, 2013, sous presse.

P. Dubourg Glatigny, L’architecture morte ou vive. Les infortunes de la coupole de Saint-Pierre de Rome au XVIIIe siècle, CEFR 514, 2017.

P. Dubourg Glatigny, Réduire en art : la technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, MSH, 2018.

C. Le Gall, Giovanni Poleni (1683-1716) et l’essor de la technologie maritime au siècle des Lumières, Brepols, Turnhout, 2019.