LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s)

Bertani, Giovanni Battista

Titre Gli oscuri et difficili passi del l’opera Ionica di Vitruvio
Adresse Mantoue, V. Ruffinello, 1558
Localisation Crémone, Bibliothèque patrimoniale, FA 24.8.29
Mots matière Vitruve, Architecture
Transcription du texte

English

L’ouvrage de Giovan Battista Bertani publié à Mantoue en 1558, Gli oscuri et difficili passi dell’opera ionica di Vitruvio, fut commandé par le très cultivé cardinal Hercule Gonzague, qui en est le dédicataire et auquel l’auteur exprime sa gratitude dans l’épître liminaire. Le traité a vu le jour à la suite de deux voyages effectués par l’artiste à Rome sous le pontificat de Paul III, pendant l’un desquels, probablement vers 1540, il rencontra le graveur Giorgio Ghisi, grâce à qui il put fréquenter des antiquaires et des passionnés d’antiquité ; il put aussi mesurer et dessiner patiemment bon nombre des monuments subsistants. Ce livre n’est pas une traduction commentée du troisième livre du De architectura de Vitruve, mais à coup sûr une tentative, souvent heureuse, d’éclairer et d’interpréter les passages les plus obscurs du texte de l’auteur antique sur l’ordre ionique. Les deux points sur lesquels Bertani s’attarde le plus sont les « scamilli impares » et le tracé de la volute. Le traité connut par la suite une grande fortune critique, car la question des « scamilli impares » a pendant quatre siècles retenu l’attention de nombreux spécialistes de l’architecture ; les théories de Bertani sur la question furent ainsi critiquées par le savant lettré Bernardino Baldi dans ses Scamilli impares Vitruvianii (1612). Pour le tracé de la volute ionique, problème mentionné avec emphase par Bertani dans l’épître dédicatoire au cardinal Gonzague et dans l’ample épilogue qui conclut l’œuvre, l’auteur propose une nouvelle et ingénieuse interprétation pour en dessiner le contour qui a aujourd’hui encore la préférence de la majeure partie des commentateurs de Vitruve (éd. Paris, 1990 ; Turin, 1997). Mais au-delà, une lecture attentive du texte révèle que Bertani, outre le chapiteau, éclaire d’autres passages difficiles des livres III et IV du De architectura, à propos des colonnes, de leurs bases, des piédestaux, des architraves et de la structure même des temples. Plus généralement, son objectif, qui entre en concurrence avec celui de Guillaume Philandrier, se veut la réalisation d’un projet détaillé dans la célèbre lettre de Claudio Tolomei, datée de Rome le 14 novembre 1542 et adressée au comte siennois Agostino De Landi, laquelle prévoyait la création d’un « lexikon » comparatif qui eût permis d’établir une relation directe entre les techniques décrites par Vitruve et les vestiges archéologiques. Il faut souligner, précisément à propos du passage sur les « scamilli impares », queBertani estime extrêmement important pour une parfaite compréhension du De architectura de joindre la théorie à la pratique (« conjunger la pratica con la teoria »). Comme modèle de temple s’imposant à tous, il mentionne le Panthéon (« opera, per bellezza, & per intelligenza rare à tempi nostri »).
S’ensuit une analyse détaillée des piédestaux, des plinthes, des bases – autre point obscur du texte vitruvien à cause de la présence des « scamilli impares », sur lesquels Bertani focalise son attention. Ces« scamilli impares » (Vitruve, III, 4, 5) sont des petits « joints » (« gionte »), modénatures inégales, « che si aggiungono al tronco dei piedistalli della sesta parte della grandezza della colonna », comme on pouvait le voir (mais plus aujourd’hui) dans un temple sur l’Esquilin, près de Santa Maria Maggiore, dans la vigne de Domenico Bianchini. Les premiers commentaires vitruviens (Cesariano, Philandrier, Barbaro) avaient compris les « scamilli »comme des balustrades, pleines ou ajourées, situées en arrière entre les colonnes. Cette hypothèse n’était fondée sur aucun exemple antique, mais seulement sur le texte de Vitruve. Pour Bertani, les interprétations erronées des « scamilli »chez Fra Giocondo (1511, f. 28), Dürer (1525, f. 97-99),Cesariano (1521, f. [57]), Philandrier (1544, p. 167-168) ou Barbaro (1556, f. 84) provenaient du manque d’articulation et de complémentarité entre la théorie et la pratique, condition qu’il considérait comme fondamentale pour comprendre Vitruve et que seul un connaisseur en architecture pouvait maîtriser.
Bertani s’intéresse ensuite aux cannelures, à la grosseur des colonnes, aux modénatures de la base ionique, à l’architrave, au fronton et au frontispice et discute les passages du De architectura sur la volute, respectant toujours l’articulation entre théorie et pratique pour parvenir à une interprétation correcte. Pour tracer cette volute, Bertani soutient que, selon, Vitruve elle doit être diminuée de la valeur d’un demi-œil pour chaque tour de quadrant ; ce faisant, il critique Giuseppe Salviati (1552) et Barbaro, qui, avec la méthode des douze centres disposés sur les diagonales d’un carré inscrit dans l’œil la font diminuer d’une manière non constante. Ne voulant modifier aucune des mesures prescrites par Vitruve, Bertani se contente de commenter cette phrase :

Recedendum autem est ab extremo abaco in interiorem partem frontibus volutarum parte duodevigesima, et ejus dimidia. (Vit., III, 5, 5)

C’est-à-dire, « il faut en partant de l’extrémité de l’abaque revenir vers l’intérieur d’une dix-huitième partie et demie ». Il soutient que tous ceux qui ont interprété ce passage en faisant partir les cathètes en retrait de l’extrémité de l’abaque d’une partie et demie se sont trompés, parce que selon Vitruve, cette partie et demie concerne la limite externe de l’abaque, d’où il fait descendre les quatre cathètes de la volute AB, expliquant ainsi la suite du texte :

et secundum abacum in quatuor partibus volutarum secundum extremi abaci quadram lineæ dimittendæ, quae cathetoe dicuntur. (Ibid.)

C’est-à-dire « et en se guidant sur l’abaque, depuis le filet qui marque sa limite externe, dans les quatre secteurs des volutes, il faut abaisser des lignes dites cathètes ». Bertani illustre dans deux schémas le chapiteau de Vitruve (III, 5, 5-7). Celui-ci est divisé en neuf parties et demie dont une partie et demie est pour l’abaque et les huit autres pour la volute. Conformément aux prescriptions de Vitruve, il marque le centre de l’œil à l’endroit qui divise les quatre parties et demie, et les trois parties et demie, l’œil ayant une partie pour diamètre. En outre, il en intègre les conséquences, expliquant qu’il faut huit quadrants, soit deux révolutions complètes, pour que la volute atteigne l’œil. Pour conclure, il établit que la volute vitruvienne doit être réalisée à deux tours à partir de quatre centres disposés au milieu des quadrants de l’œil, qui de fait correspondent aux points 1, 2, 3, 4, que Salviati avait précédemment déterminés en 1552 (f. 16-17). Dans son Lessico Vitruviano, Baldi écrit à l’entrée « Voluta » que le tracé de la volute a préoccupé plus d’un architecte : Bertani, selon lui, a ouvert la voie, suivi par Barbaro (« Quo pacto circinaretur, diu latuit, et multos fatigavit architectos. Bertanus rem aperuit, quem secutus est Barbarus »), affirmation sujette à caution puisque Barbaro a publié son édition italienne de Vitruve deux ans avant la parution du livre de Bertani. Ce dernier prétend avoir trouvé cette méthode sur un chapiteau du temple d’Esculape conservé dans la crypte de l’église San Bartolomeo, dans l’Île Tibérine. Dans un premier temps, il s’est limité à observer les traces visibles sur un chapiteau de ce temple, en compagnie de messer Giorgio Ghisi de Mantoue. Ensuite, encouragé par le cardinal Hercule Gonzague et grâce à l’aide du célèbre mathématicien Ludovico Ferrari, il a compris que les points servaient à réaliser les révolutions de la volute, comme il le montre dans les figures (n.n.) du traité.
Ce chapiteau ne se trouve plus aujourd’hui in situ, mais il en existe un autre très semblable non loin de là, dans la basilique Santa Maria in Trastevere. Dans le Premier tome de l’architecture (1567, f. 162) Philibert De l’Orme dit avoir vu dans cette église un chapiteau qui montrait sur l’une de ses faces une volute grossièrement esquissée avec la trace des endroits où placer la pointe fixe du compas pour en tracer le contour ; l’autre face était achevée et richement décorée (de la même manière que sur le chapiteau représenté dans le traité et sur celui de la façade de la maison de Bertani à Mantoue). De l’Orme reconstitue à partie de là une méthode similaire à celle de Salviati. Après lui, Claude Perrault dans sa traduction commentée de Vitruve (1673, p. 89) et François Blondel, dans son Cours d’architecture (1683, Seconde partie, p. 40-41) signalent le même chapiteau.
La méthode de Bertani pour tracer la volute ionique, qui pour la première fois correspond exactement à ce que dit Vitruve et le fit distinguer, fut mise en œuvre sur le chapiteau gravé sur la façade de sa demeure à Mantoue, corso Trieste 8, non loin de Porto Catena. Le bâtiment, terminé selon toute vraisemblance vers 1556, est devenu en fait un véritable traité d’architecture. L’auteur mentionne lui-même sa maison en 1558, « per dimostrar da una parte la Teorica, dall’altra la pratica; dove per tal paragone, si conoscono le belle parti proportionate l’una all’altra... ». Sur cette façade, les deux colonnes ioniques engagées, placées de part et d’autre de la porte d’entrée, n’ont aucune fonction portante réelle ; la façade assume la vocation de démonstration de la page d’un traité en trois dimensions, matérialisée dans la pierre dans laquelle se conjuguent et coexistent la règle et l’application de la règle. Et il est très significatif que la publication du traité soit advenue peu après la conception de la maison, qui devient un support de la recherche théorique de l’auteur sur Vitruve, perfectionnant ainsi les travaux de Barbaro et Salviati. Traité et façade se complètent, tout en se différenciant par le « media » utilisé : le traité est réservé à un public cultivé, alors que la façade s’adresse à un public plus large, peu ou pas concerné pour l’architecture.
Pour la pertinence de sa lecture, Jacob Burckhardt classe Bertani avec Salviati, parmi les « tardi e singoli fanatici delle varie forme dello ionico » (1991, p. 88).

Maria Losito (Rome) – 2023

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P. Gros, « Il problema dello stilobate e l’interpretazione degli scamilli impares da Alberti a Palladio », Palladio e l’antico, Venise, 2006, p. 25-37.

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