LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Notice détaillée

Auteur(s) Desargues, Girard
Bosse, Abraham
Titre Maniere universelle de Mr Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied...
Adresse Paris, P. Des Hayes, 1648
Localisation Tours, CESR, 7159
Mots matière Perspective
Transcription du texte

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     La Maniere universelle de Mr Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied est le fruit d’une collaboration amicale et savante entre Abraham Bosse et Girard Desargues. Ce dernier, père de la géométrie projective, « un des grands esprits de ce temps » selon la formule de Blaise Pascal, ne sera vraiment reconnu pour ses travaux mathématiques que deux siècles plus tard. En ce début du XVIIe siècle, il est cependant un protagoniste écouté de l’Europe savante animée en particulier par le Père Mersenne. Bosse de son côté est un graveur talentueux, prisé des amateurs d’estampes et des artistes. Il ne se contente pas de graver habilement ; beaucoup de ses dessins, notamment des scènes de genre, sont de son invention. Ils s’intéressent donc tous les deux à la perspective, l’un pour analyser les constructions géométriques en jeu, l’autre pour observer comment la perspective contribue « à la satisfaction de l’œil ». De plus ils ont des amis communs, comme le peintre Laurent de La Hire. En 1636 Desargues a publié un petit opuscule sur une nouvelle et universelle méthode pour pratiquer la perspective (reproduit dans cet ouvrage de 1648, p 321-334). Desargues en fait la promotion, ce qui lui permet d’écrire dans son Brouillon project d’août 1640 : « Les communs pourront apprendre la perspective en peu de jours et les bons en peu d’heures, comme entr’autres ont fait à Paris M. Buret, maître menuisier, M. Bosse, graveur en taille-douce, M. De la Hyre, peintre, chacun des plus excellents hommes du temps en son art ». Bosse est assez au fait de la géométrie pour comprendre à fond les constructions de Desargues et même les aménager pour faciliter concrètement la tâche du dessinateur. Tous deux partagent également le souci de trouver des « moyens abrégés et infaillibles » à mettre à la disposition des « ouvriers de main » afin que leurs ouvrages soient guidés par la raison et non égarés par l’imitation, la fantaisie ou l’erreur. 1639 est aussi l’année de publication du Brouillon Project sur les coniques, œuvre mathématique majeure de Desargues, qui aurait peut-être été négligée si celui-ci n’avait pas inséré dans les dernières pages de l’ouvrage de 1648 des propositions mathématiques s’y rapportant. L’année suivante Desargues publie deux autres fascicules où il applique à la gnomonique et la stéréotomie, « ses propres et particulières contemplations ». Mais Desargues écrit de manière elliptique, avec un vocabulaire parfois inventé qui décourage le lecteur. Au contraire Bosse, familier des ateliers et des « Accademies où l’on s’estudie à pourtraire », est sensible à des démarches plus pédagogiques. Et surtout il dispose du pouvoir de l’image. En 1642 les deux compères font front commun aux différentes polémiques suscitées par les publications de Desargues. Ce dernier prend un privilège pour permettre à Bosse de publier ses manières universelles appliquées à la stéréotomie, à la gnomonique et à la perspective. Les deux premiers ouvrages sur la coupe des pierres (La pratique du trait a preuves...)et sur les cadrans au soleil (La maniere universelle... pour poser l’essieu...) parus en 1643 permettent à Bosse de roder sa pédagogie. Contrairement à Desargues qui met en œuvre un discours unique et une figure chargée de lignes, Bosse s’efforce de « briser la figure & son discours en plusieurs parcelles qui s’entresuivent d’ordre methodic, & [de] les proposer l’une apres l’autre, afin d’accoustumer peu à peu les yeux & l’entendement à posseder chacun son objet ».
     Le troisième ouvrage, la Maniere universelle de Mr Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied, comme le geometral, est certainement celui où collaboration entre les deux hommes a été la plus approfondie. Il est dédié à Michel Larcher, conseiller du Roi, ami de Desargues et comme lui appartenant au réseau de Mersenne. Il débute par une reconnaissance de Desargues, datée d’octobre 1647, qui en profite, avec sa virulence habituelle, pour pourfendre ses détracteurs notamment Curabelle et le Père Du Breuil. Suivent dix-huit pages constituées d’un avant-propos et d’un avertissement, repris identiquement dans les trois ouvrages, ce qui assure la cohérence du tout. Viennent ensuite quarante et une pages sur « le particulier de ce traité » de perspective. Bosse y réaffirme que l’invention est toute entière de Desargues mais il revendique comme étant de sa propre découverte quatre inventions, à savoir « La Conformité d’entre les pratiques des petits pieds Geometral & Perspectif. / La Demonstration de la Necessité d’affaiblir ou fortifier les touches ou teintes du Perspectif. / La Regle des places de ces fortes & faibles touches ou teintes. / Et la Regle de la pratique pour les affaiblir & fortifier ». Dans ces pages il insiste sur le fait que tous les objets à représenter sont redevables de la perspective car « faire la perspective, le pourtraict, ou la representation d’une chose, sont le mesme ». Il souligne que la construction arguésienne règle en même temps la perspective linéaire, celle du « trait », et la perspective aérienne, celle de la « place des fortes ou faibles touches teintes ou couleurs ». Il soutient surtout vivement que l’utilisation des échelles non-régulières (homographiques) de Desargues dans un dessin perspectif ne présente pas plus de difficultés que l’emploi des échelles régulières d’un dessin géométral.
     Le traité, après cette longue introduction, commence par des explications d’optique. La pyramide visuelle est concrétisé par des filets attachés à l’objet et réunis à l’œil de l’observateur ; ils portent une double information sur l’apparence géométrique du sujet et son apparence colorée. Bosse y déploie son art du dessin dans des planches maintes fois reproduites comme la planche 3 reprise dans les traités de perspective de Bernard Lamy en 1701 et de Brook Taylor en 1719. Puis par petites étapes cognitives Bosse familiarise son lecteur avec le repérage des objets en géométral au moyen d’axes portant des graduations régulières ou d’un quadrillage à mailles carrées. Toujours en géométral il repère un point dans l’espace. Il reprend cette étude avec des axes fuyants portant des graduations qui vont en se raccourcissant, sans en préciser la construction. Les quadrillages sont constitués de trapèzes.
Après cette préparation pédagogique, Bosse donne la construction effective des échelles arguésiennes (pl. 28) qui permettent de représenter tout objet en perspective en tenant compte de la position de l’œil par rapport au tableau. Il insiste sur le fait que cette construction n’utilise pas les points de distance et qu’elle s’effectue uniquement dans le champ de l’ouvrage. Il reprend alors sa comparaison entre dessin géométral et perspectif mais avec des échelles construites, et non arbitraires. Conformément aux traités classiques Bosse introduit la notion d’angle de vision, puis il donne des exemples d’utilisation pour quelques situations courantes ou originales (comme la planche 100 sur la perspective d’un corps humain « fil de fer »). Enfin il clôt cette partie par un chapitre à part sur le tracé des ombres au flambeau et au soleil. Il y critique Du Breuil (La perspective practique..., 1642) ainsi que Niceron qui à propos du luminaire à distance infinie donne une construction en partie fausse. Il montre que la méthode de Desargues règle le problème avec des constructions restant dans les limites du tableau (La perspective curieuse..., 1638).
     Bosse ajoute à ce traité une seconde partie de 108 pages et de 15 planches intitulée Règle de la pratique de la perspective pour les places et proportions des fortes & faibles touches, teinte ou couleurs. Il tente de théoriser la perspective aérienne, c’est-à-dire de faire en sorte que le burin ou le pinceau tiennent compte de l’éloignement pour donner plus ou moins de « douceur » aux objets. Il se heurte au fait que mathématiser l’intensité des couleurs lui est impossible et que de plus « la graveure d’une pointe & encore à l’eau forte, ne sçaurait produire s’il faut ainsi dire qu’une espèce débauche de ce que le pinceau peut avec les couleurs ». Il dégage une loi selon laquelle le tracé des lignes doit, pour la teinte ou la couleur, suivre le rapport de l’échelle de front. Par exemple, si le tableau vertical est à une distance d de l’observateur, la teinte ou la couleur des objets dans le plan du tableau doit être deux fois plus forte que celle des objets situés dans un plan frontal à 2d de l’observateur (pl. 126-127). L’exposé est assez confus ; Bosse reviendra sur ce sujet dans son traité de perspective sur les surfaces irrégulières (Moyen universel de pratiquer la perspective..., 1653).
     L’ouvrage est complété par des travaux de Desargues, où Bosse intervient modestement comme rapporteur. En premier lieu, un étonnant cahier intercalaire composé de 2 pages de présentation, suivies de 8 pages numérotées exceptionnellement de 112 à 119 (les figures sont numérotées selon l’ordre général du recueil), peut-être les vestiges d’un traité rédigé en 1643, où Bosse présentait des analyses de Desargues adressées aux théoriciens. On y trouve la résolution de problèmes perspectifs sur les directions et les longueurs, une « construction d’une eschelle d’angles de la pensée de Monsieur Desargues »(pl. 146) et un mode d’emploi du compas d’optique ou de perspective, à l’usage des « cavaliers »(pl. 148). Ce sont sans doute les réponses de Desargues à la Perspective spéculative et pratique d’Étienne Migon (qui attribuait à feu Aleaume, les inventions de Desargues) et à l’Abrégé ou raccourcy de la perspective par l’imitation, de Jean-Louis de Vaulezard. Vient ensuite la réédition de Exemple de l’une des manières universelles... touchant la pratique de la perspective sans employer aucun tiers point...,opuscule de Desargues paru en 1636. Les neuf dernières pages de cet ouvrage illustrées de six planches, sont absolument essentielles pour comprendre la pensée mathématique de Desargues appliquée à la perspective. Bosse y propose des démonstrations sur les fondements de la perspective et de la règle du fort et du faible des touches ou couleurs. Il explique les raisons des constructions utilisant le compas optique. Enfin il donne trois propositions géométriques dont le théorème dit de Desargues sur les triangles homologiques (pl. 154). Ce sont ces dernières pages qui ont sauvé Desargues de l’oubli. L’ensemble de cet ouvrage consacra Bosse comme un excellent illustrateur, un savant et un pédagogue, ce qui lui ouvrit en 1648 les portes de la toute nouvelle Académie royale de peinture et de sculpture pour qu’il y enseigne la perspective et la géométrie.

Jean-Pierre Manceau (Tours) – 2015

 

Bibliographie critique

J. Dhombres & J. Sakarovitch (éd.), Desargues en son temps, Paris, Blanchard, 1994.

M. Le Blanc, D’acide et d’encre. Abraham Bosse (1604 ?- 1676) et son siècle en perspective, Paris, CNRS Éditions, 2004.

J. Lothe, L’œuvre gravé d’Abraham bosse, graveur parisien du XVIIe siècle, Paris, Paris Musées, 2008.

J.-P. Manceau, « Abraham Bosse, un cartésien dans les milieux artistiques et scientifiques du XVIIe siècle », S. Join-Lambert & M. Préaud (éd.), Abraham Bosse savant graveur, Tours, vers 1604-1676, Paris, Paris/Tours, Bibliothèque nationale de France/Musée des Beaux-Arts de Tours, 2004, p. 53-63.

J.-P. Manceau, « Abraham Bosse », S. Join-Lambert & J.-P. Manceau (éd.), Abraham Bosse Graveur et Sçavant, Tours, CRDP, 1995, p. 93-148.

N.-G. Poudra, Histoire de la Perspective ancienne et moderne, Paris, Corréard, 1864.

N.-G. Poudra, Œuvres de Desargues, Paris, Leiber, 1864, 2, p. 221-226.

R. Taton, L’œuvre mathématique de G. Desargues, Paris, PUF, 1951.

 



 

 

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