LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s) Barbaro, Daniele
Titre La pratica della perspettiva...
Adresse Venise, C. & R. Borgominieri, 1568
Localisation Paris, Cinémathèque française - bibliothèque du film, WD 4°38
Mots matière Perspective
Transcription du texte

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     Le traité de perspective pratique de l’humaniste vénitien Daniele Barbaro fut le premier ouvrage de ce type publié en Italie. Avant lui, il convenait de se référer à des approches très lacunaires, comme celle de Pomponio Gaurico pour la perspective des sculptures (1504). Le De Pictura d’Alberti était certes publié (en latin en 1540 et dans une traduction italienne en 1547) mais ne faisait qu’énoncer les préceptes de la pratique perspective et en tirait les conséquences conceptuelles pour la peinture. Les pages que Serlio consacra dans son Livre I à la question restaient somme toute les plus étoffées (1545). Les connaissances théoriques relatives à la pratique de perspective étaient alors plutôt diffusées par le moyen de manuscrits et de feuilles volantes.
Outre le livre publié en 1568 et 1569 par les frères Borgominieri, nous possédons trois manuscrits de la perspective de Barbaro, tous conservés à la bibliothèque Marciana de Venise : une version latine intitulée Schenographia pictoribus et sculptoribus perutilis (cod. Lat. VIII. 41, 3069) et deux versions italiennes. La première (cod. It. IV. 39, 5446) est autographe et contient de nombreux ajouts et illustrations par rapport au texte publié, la seconde (cod. It. IV. 40, 5447) est le texte ayant été utilisé pour la publication.
Dans son commentaire au traité de Vitruve (1567), Barbaro avait déjà consacré un passage important à la question. Alors que dans le premier livre, il discute les trois modes de représentation vitruviens (ichnographie, orthographie, scénographie), il s’arrête sur un point d’érudition philologique qui revêt un certain intérêt. Il s’interroge en effet pour savoir si le troisième mode correspond bien à la scenographia, une représentation en trois dimensions (la perspective ou une maquette), ou à la skiagraphia, issue du dessin des ombres et entendue ici comme profil des choses. Même si la définition qu’en donne Vitruve renvoie plutôt à la première, selon Barbaro, le profil ou coupe répond bien mieux aux nécessités de la disposition architecturale que la perspective. Il poursuit cette réflexion aux pages 129 à 131 du traité de perspective. Et ainsi, le traité de perspective, paru deux ans après le commentaire vitruvien, trouve son ancrage, selon son auteur, dans les pratiques de représentation et non de construction. À cette occasion, Barbaro affirmera le lien entre perspective et peinture de scènes de théâtre.
L’expérience que Barbaro consigne dans son ouvrage ne provient cependant pas des ateliers des peintres. Il a appris la perspective avec le mathématicien Giovanni Zamberti, le frère de Bartolomeo, célèbre traducteur d’Euclide. À son contact, il s’est initié aux questions d’optique géométrique qui constituent le point de départ de son traité. Mais il étend considérablement l’univers de référence scientifique pour les problèmes de normalisation figurative. Les questions soulevées par le planisphère de Ptolémée entrèrent dans les débats sur la perspective dans la seconde moitié du XVIe siècle, grâce au commentaire de Federico Commandino (1558). Les travaux de Commandino, et plus tard ceux de Guidobaldo del Monte plus fortement encore, commencèrent cependant à esquisser l’évolution séparée de la discipline perspective en deux branches distinctes : l’une spéculative et l’autre pratique. Barbaro reconnaît le caractère savant des démonstrations de Commandino « mais quant à l’exercice et à l’initiation de nouvelles personnes à [leur] mise en œuvre, elles sont obscures et difficiles » (p. 3). À travers la Pratica della perspectiva, il s’agit donc bien de créer les conditions de passage et d’utilisation de la matière mathématique par des artistes. Cette préoccupation didactique se reflète dans la structure du texte. L’ouvrage s’ouvre sur une propédeutique qui procure les principes de l’optique géométrique, la division des surfaces, les propriétés des triangles, la distinction entre point de l’œil de point de distance. Le cœur de l’exposé, qui présente les différentes méthodes de perspective, est organisé selon les trois modes vitruviens de représentation. Tout d’abord, les figures planes et la réduction du sol ou dallage. Très rapidement, Barbaro prend ouvertement appui sur ses lectures du traité de Piero della Francesca, le De prospectiva pingendi, rédigé vers 1474 qui, bien que resté manuscrit, jouissait d’une assez vaste diffusion. Il lui emprunte notamment, dans cette première partie, la démonstration sur la nécessité de placer l’objet représenté à l’arrière du plan du tableau. Cette remarque lui donne l’occasion de discuter le difficile problème de l’aperture de l’angle de vision sur lequel les théoriciens de la perspective se sont confrontés à la Renaissance. Suit une partie correspondant dans son idée à l’orthographie et consacrée de fait au passage du plan à l’élévation. Ce chapitre présente de nombreux polyèdres déployés empruntés à l’Underweysung der Messung de Dürer (1525) et reprend le mazzocchio, déjà popularisé par Piero, qui deviendra une figure usuelle des traités sur la question. La quatrième partie, troisième de l’exposé des méthodes perspectives, est consacrée à la scénographie et contient en effet, après une revue de la perspective des chapiteaux et autres éléments d’architecture comme l’architrave, une présentation reprise de Serlio des trois types de scènes : tragique, comique et satyrique.
Le reste du traité est composé de quatre petits appendices, séparés du discours général. La sixième partie est l’exposé et la réduction de la figure du planisphère de Ptolémée. Elle prend une place spécifique dans le traité, à l’écart des méthodes usuelles de perspective. Viennent ensuite quelques pages sur la projection des ombres, une thématique qui ne trouvera sa véritable place dans les traités de perspective qu’au début du XVIIe siècle. Puis les proportions du corps humain, largement inspirées de Vitruve et de Dürer. Enfin, une ultime section regroupant plusieurs instruments qui, pour certains, n’avaient pas encore été rapportés dans la littérature : le portillon de Dürer ou l’instrument de Baldassare Lanci. Parmi les instruments, il expose pour la première fois le fonctionnement pratique de la camera oscura : la nécessité d’une pièce parfaitement obscure, l’emploi de la lentille convergente, la manière de mettre au point la focale et la méthode que l’artiste doit suivre pour reporter les ombres et copier l’image obtenue. Après avoir déclaré la fin de son traité, il ajoute cependant encore un instrument, celui de Giacomo Castriotto, destiné à mesurer les murailles. Si ce dernier peut sembler un peu hors sujet, le lien avec les questions de perspective est cependant réel, les deux activités se fondant sur le calcul des triangles.
Le traité de perspective de Barbaro est le premier texte qui tente de composer en un seul livre une matière jusqu’alors dispersée dans des ouvrages relevant de nombreuses disciplines parfois éloignées et possédant des statuts très différents, matière d’accès également difficile pour les artistes et les amateurs puisqu’elle provient d’ouvrages publiés mais aussi de manuscrits et de communications personnelles. Barbaro structure la science de perspective autour des trois modes de représentation vitruviens, qui prennent ici leur sens comme catégories d’exposition du savoir. Son habileté à reformuler des savoirs spéculatifs et à leur donner une fonction s’exprime clairement et avec une remarquable brièveté. Le traité de Barbaro constitue ainsi la première réduction en art de la perspective, un modèle qui connaîtra une longue tradition jusqu’au XIXe siècle. Il est réédité l’année suivante en 1569.

Pascal Dubourg-Glatigny (Cnrs, Centre Marc Bloch, Berlin) – 2010

Bibliographie critique

P. Caye, L. Moretti, F. Lemerle, V. Zara (éds.), Daniele Barbaro 1514-1570. Vénitien, patricien, humaniste, Turnhout, Brepols, 2017.

P. J. Laven, Daniele Barbaro, patriarch elect of Aquileia, with special reference to his circle of scholars and to his literary achievement, thèse non publiée, University of London, 1957.

G. Farhat, « Contemplation des éléments : l’intelligible en perspective ; Barbaro, Jamnitzer, Pacioli, Proclus et la visualisation des éléments naturels », H. Brunon, D. Mosser & D. Rabreau (éd.), Les éléments et les métamorphoses de la nature, Bordeaux, Blake & Co, 2004, p. 93-109.

S. Marcon (éd.), Daniele Barbaro 1514-70 Letteratura, scienza e arti nella Venezia del Rinascimento, Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana 10 dicembre 2015-31 gennaio 2016, Venezia, antigaedizioni, 2015, p. 147-155.