LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s) Van de Velde, Frans
Titre Arcus triumphales quinque...
Adresse Anvers, H. Liefrinck, 1549
Localisation Gand, bibliothèque Universitaire, BIB.G.014010/4
Mots matière Entrée
Transcription du texte

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     La tournée « triomphale » que Charles Quint entreprit de faire aux Pays-Bas avant d’abdiquer, pour présenter son fils et héritier le prince Philippe, donna l’occasion de plusieurs « joyeuses entrées » dans les villes des Dix-sept Provinces. Celle d’Anvers est bien connue grâce à la longue relation de Cornelis de Schryvers et Pieter Coecke publiée en 1550, celle de Gand principalement par cinq gravures publiées en 1549 par Hans Liefrinck, graveur et éditeur d’origine allemande établi à Anvers (qui publiera en 1551 la première traduction française du traité de Hans Blum), et un petit livret rédigé par l’humaniste gantois Jean Otho, la Brevis descriptio eor. quæ a S.P.Q. Gand. Philippo Austr. Carlo V. Cæsar. Princip. Flandriar. Filio et hæredi et futuro Principi Flandriar. exhibita fuere Gandavi imprimée par Cornelius Manilius à Gand la même année.
     Beaucoup plus laconique que l’entrée d’Anvers, ce recueil, dont la bibliothèque universitaire de Gand possède l’unique exemplaire connu, est constitué de cinq xylographies représentant cinq arcs de triomphe, précédées par une brève présentation en latin et en néerlandais. Les planches sont signées « Franciscus Veldius architectus », la dernière précisant « geographus et architectus », ainsi que le lieu (Gand) et la date (1549). Frans van de Velde n’a guère laissé de traces ; l’analyse des images témoigne d’une incontestable culture historique et linguistique, et le fait qu’il s’autoproclame « architectus » est confirmé par une grande pertinence dans les architectures représentées. En dépit de sa brièveté, le recueil est indubitablement un travail très érudit qui mobilise des connaissances étendues. Les cinq arcs qui jalonnent le parcours du prince dans la ville sont conçus selon une chronologie qui représente cinq tableaux – peut-être des tableaux vivants lors de la cérémonie – mettant en scène un souverain et son fils, préfigurations historiques de l’événement qui concerne alors Charles Quint et le futur Philippe II. L’on voit d’abord David et Salomon, avec des textes en hébreu empruntés au Livre des rois, puis Philippe de Macédoine et Alexandre, avec des maximes en grec ancien. Viennent ensuite les empereurs romains Vespasien et Titus, puis Charlemagne couronnant Louis le Pieux, avec des commentaires en vieil allemand (censé être la langue des Francs), et enfin le comte de Flandre, Thierry d’Alsace, qui remet la régence à son fils Philippe au moment de son départ à la croisade pour Jérusalem : la scène est glosée par des textes en flamand.
     La rétrospective, qui part de l’histoire sainte pour aboutir à l’histoire du comté de Flandre, s’inscrit dans des architectures qui lui donnent un sens plus riche encore. Elles suivent en effet l’ordre des cinq ordres canoniques, du toscan pour l’arc hébreu au composite de l’arc flamand, tel que l’expose Sebastiano Serlio dans son Livre IV, qui avait été publié à Anvers en néerlandais par Pieter Coecke en 1539. Cet ouvrage ainsi le Livre III traduit en 1546 par le même Coecke, fournissent à Veldius la plupart des structures de ses compositions. Le niveau inférieur de l’arc toscan reprend le modèle du folio B2 de l’édition de 1539 ; celui de l’arc dorique s’inspire sans aucun doute des arcs romains représentés dans le Livre III, tout comme les arcs corinthien et composite ; c’est à nouveau le Livre IV, plus précisément les serliennes de la façade du folio H2 que copie l’auteur pour le registre supérieur de l’arc ionique.
     Cette source formelle n’est pas étonnante : Serlio a inspiré aussi Pieter Coecke pour les arcs de l’entrée d’Anvers, Jean Goujon et Jean Martin pour ceux de l’entrée faite par Henri II à Paris en cette même année 1549. Ici, à la reprise des canevas serliens s’ajoute une dimension sémantique supplémentaire : la chronologie historique des scènes représentées est glosée par celle de l’histoire architecturale. Le toscan, on le sait depuis Alberti, passe pour le plus ancien des ordres ; le composite imaginé par les Romains est le plus récent, et entretemps les Grecs ont successivement inventé le dorique, l’ionique et le corinthien. L’histoire architecturale épouse donc l’histoire des empires et son aboutissement, le composite, ordre du triomphe romain, orne de manière flatteuse l’arc flamand et la ville de Gand, que l’on aperçoit à travers l’ouverture.
     En même temps, une autre structure sous-tend cette évolution a priori linéaire. Les deux arcs extrêmes, le toscan/hébreux et le composite/flamand sont constitués de deux niveaux d’égale largeur : l’architecture présente une remarquable plénitude. En revanche, l’arc dorique/grec et l’arc corinthien/franc ont une partie supérieure plus étroite, avec une travée unique encadrée d’ailerons ; et l’arc central, ionique et romain, est le plus maigre, avec un niveau inférieur réduit à une seule travée. Les cinq arcs se déclinent selon une structure en arche, suivant une démarche non plus linéaire mais symétrique, réduisant la majesté de l’architecture dans la succession d’Israël à Rome, et l’amplifiant à nouveau de Rome à Gand, comme si la succession des empires et des rois allait déclinant puis renaissant : en fin de compte Gand rejoint en prestige Jérusalem, quand Rome est au plus bas. En d’autres termes, le royaume de l’Ancien Testament rejoint l’empire chrétien après la décadence païenne de la Grèce et de Rome, puis le pieux renouveau amorcé par Charlemagne.
     C’est donc une démonstration implicite complexe et savante que donnent les cinq gravures imaginées par Van de Velde, qui s’avèrent finalement plus lourdes de sens que l’abondante et parfois bavarde relation de l’entrée d’Anvers. Reste à savoir si le destinataire, le prince Philippe, fut capable de lire cette leçon historico-architecturale très maniériste. Or le roi qu’il devint s’intéressait à l’art de bâtir et sa bibliothèque était riche en traités d’architecture : le discours de Van de Velde fut sans doute entendu.

Yves Pauwels (Cesr, Tours) – 2014

 

Bibliographie critique

V. Alvarez, Relacion del camino y bue viaje que hizo el príncipe de España D. Phelipe... que passo de España in Italia, y fue por Alemania hasta Flandes, [Medina del Campo], [Guillermo Millis], 1551 ; Relation du beau voyage que fit aux Pays-Bas en 1548, le Prince Philippe d’Espagne, notre seigneur ..., préface, traduction et notes de M.-T. Dovillée, Bruxelles, Presses Académiques Européennes, 1964, p. 90-111.

J. Calvete de Estrella, El felicissimo viaje del muy alto y muy poderoso Príncipe don Phelippe, hijo del emperador don Carlos Quinto Máximo, desde España a sus tierras de la baxa Alemana: con la descripción de todos los Estados de Brabante y Flandes, Anvers, Martín Nucio, 1552 ; Le très heureux voyage fait par le très haut et très puissant Prince don Philippe, fils du grand Empereur Charles Quint, depuis l’Espagne jusqu’à ses domaines de la Basse-Allemagne avec la description de tous les états de Brabant et de Flandre, traduit par J. Petit, Bruxelles, Société des Bibliophiles de Belgique, 1876, t. III, p. 80-155.

W. Kuyper, The Triumphant Entry of Renaissance Architecture into the Netherlands. The Joyeuse Entrée of Philip of Spain into Antwerp in 1549, Renaissance and Manierism Architecture in the Low Countries from 1530 to 1630, Alphen aan den Rijn, Canaletto, 1994, p. 203-204.

M. Lageirse, « La Joyeuse Entrée du Prince Philippe à Gand en 1549 », J. Jacquot (éd.), Les fêtes de la Renaissance II. Fêtes et cérémonies au temps de Charles Quint), Paris, CNRS, 1960, p. 297-306.

Y. Pauwels, « Propagande architecturale et rhétorique du Sublime : Serlio et les ‘Joyeuses entrées’ de 1549 », Gazette des Beaux-Arts, 137, mai-juin 2001, p. 221-236.

Y. Pauwels, « Fête, propagande et image imprimée : les ‘Joyeuses entrées’ de Gand et d’Anvers (1559) », R. Crescenzo (éd.), Espaces de l’image, Nancy, Université de Nancy 2, 2002, p. 167-188.

Y. Pauwels, « Prince Philip’s Entry into Ghent, 1549 : History, Language, Architecture », M. McGowan, M. Shewring, R. Mulryne & M.-C. Canova-Green (ed.), Charles V, Prince Philip and the Politics of Succession: Imperial Festivities in Mons and Hainault, 1549, Londres, Routledge, à paraître.

S. van Sprang, « Les décors des Joyeuses Entrées gantoises du XVIe siècle », Annales d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Université libre de Bruxelles, XII, 1990, p. 73-89.