LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s) Vitruve
Sulpizio, Giovanni
Titre De architectura
Adresse Rome, s.n., c1486-1487
Localisation
Berlin, MPIWG
Mots matière Architecture
Transcription du texte

English

     Celle qu’on appelle l’editio princeps a toute chance d’être effectivement la première version imprimée du De architectura de Vitruve. Mais l’œuvre étant dépourvue de frontispice, nous ne disposons d’aucune indication relativement au lieu de son impression, au nom de son imprimeur et à la date de sa publication. On connaît en revanche son auteur, Giovanni Sulpizio da Veroli, qui s’était acquis une certaine réputation de grammairien et d’interprète des textes classiques, les poèmes de Virgile par exemple, dans la Rome des années 1480. Le traité lui-même est précédé d’une lettre de Sulpizio au lecteur, où il déclare être le premier à mettre à la disposition de tous ce divinum opus ; elle est suivie d’un index, qui est en fait une liste en latin des titres, due à Sulpizio, des livres et de leur contenu, et d’une préface en forme de dédicace au cardinal Raffaele Riario, cousin du cardinal Giuliano della Rovere, le futur pape Jules II. Le choix du dédicataire s’explique par l’intérêt passionné que ce prince de l’église portait à la restauration des pratiques antiques dans la Rome de son temps, et plus particulièrement aux enseignements de Vitruve, qu’il essaiera de mettre en œuvre dans sa somptueuse résidence, le futur Palais de la Chancellerie ; Sulpizio rappelle dans sa préface qu’il avait lui-même monté, grâce au mécénat de Riario, une tragédie, la première, souligne-t-il, que le peuple romain ait pu voir depuis de nombreux siècles (il s’agissait de l’Hippolytus ou Phaedra de Sénèque, où s’illustra le jeune prodige et déjà grand latiniste Tommaso Inghirami) sur une scène de cinq pieds de hauteur (qui s’était écroulée pendant la représentation, mais l’épisode est ici passé sous silence) construite selon les préceptes de Vitruve. Et il souhaite que pour le récompenser de l’énorme effort philologique accompli en vue de cette édition, et pour rivaliser avec le pape, lui-même grand bâtisseur, le cardinal s’engage à doter la ville d’un théâtre permanent (« Quare a te quoque Theatrum novum tota urbs magnis votis expectat ») où la troupe d’étudiants fondée et animée par lui puisse développer une activité régulière.
La date de l’édition se laisse déduire des rares indices fournis par la lettre dédicatoire : il y est question en effet du pontife de l’époque, Innocent VIII, qui mourra en 1492, et d’une guerre qui vient de s’achever, sans doute celle de la papauté contre le royaume de Naples, terminée en août 1486. On peut donc raisonnablement situer la publication entre 1486 et 1492, avec une probabilité plus grande en faveur des années 1486-87. L’identification de l’éditeur reste hypothétique : les spécialistes hésitent entre Herolt et Silber, tous deux Romains. Quant à l’auteur lui-même, il s’associa sans doute à d’autres humanistes pour réaliser cette difficile entreprise ; au nombre de ceux-ci, on compte ordinairement Giulio Pomponio Leto (Pomponius Laetus), avec lequel Sulpizio avait travaillé dès son arrivée à Rome pour remettre en honneur les antiques représentations théâtrales, et peut-être aussi Girolamo Avogadro de Brescia, connu exactement à la même époque pour ses « vitruviane fatiche ».
Malgré ces prestigieuses collaborations, cette première publication complète du De architectura est en général considérée comme très fautive, et de fait la comparaison avec celle de Fra Giocondo de 1511 ne lui est guère favorable. Certes l’édition, comme l’affirme du reste Sulpizio dans sa lettre au lecteur, est fondée sur la lecture attentive de plusieurs manuscrits, dont celui d’un nommé Delius (« et in primis uno nostri Delii manu »), copiste qui nous reste malheureusement inconnu. On a parfois voulu identifier parmi les codices utilisés le Vaticanus Palatinus 1563 et le Corsinianus 784, tous deux du XVe siècle, mais Lucia Ciapponi a montré que ces hypothèses étaient sans fondement ; il faut se résigner à admettre, sans autre précision, que l’auteur ou les auteurs ont puisé dans la descendance très vaste et largement diffusée de l’Harleianus 2767, du British Museum (VIIIe siècle), qui constituait alors une sorte de vulgate, mais n’avait pas toujours retenu le meilleur de la tradition. Plusieurs erreurs manifestes de ces manuscrits ont été corrigées par leurs soins, mais des leçons aberrantes subsistent, qui rendent difficile sinon impossible la compréhension de nombreux passages ; on relève en particulier que les données chiffrées sont presque constamment erronées, ce qui interdit toute tentative de restitution des plans ou schémas de montage proposés par le théoricien. Comme l’a noté Johann Gottlob Schneider dans son édition de Leipzig (1807-1808), la plupart de ces erreurs sont dues à la négligence des copistes et, pour certaines d’entre elles, à leur ignorance du latin, et plus encore du grec. En tant que litteratus, faiblement informé des exigences de la construction et des typologies monumentales, en dehors de celle des théâtres, Sulpizio était de surcroît très conscient de ses limites : il déclare lui-même que son travail est une première tentative, qui appellera sans aucun doute de nombreux amendements, et dit avoir souhaité que l’imprimeur laissât de grandes marges sur les pages de son in folio, pour que de plus savants que lui pussent proposer leurs conjectures et éventuellement suppléer à l’absence de figures. C’est ce que fera par exemple au début du siècle suivant l’architecte florentin Giovanni Battista da Sangallo dit Le Bossu (Il Gobbo), sur le fameux Corsini Incunabulum conservé dans la bibliothèque de l’Accademia nazionale dei Lincei à Rome. Mais on n’oubliera pas que sa formation conduisait inévitablement Sulpizio à respecter la lettre de ce qu’il considérait comme l’archétype latin, et l’empêcha dans de nombreux cas d’introduire des corrections simples, qui eussent grandement éclairci les obscurités de ses manuscrits ; beaucoup avant lui, tel Leon Battista Alberti, n’avaient pas eu ces scrupules, et beaucoup après lui, tel Giocondo, célèbre pour l’audace de ses corrections et conjectures, ne les auront pas.
Tel qu’il est, et en dépit de ses imperfections évidentes, ce volume a marqué une étape décisive dans les études vitruviennes. Pour la première fois l’intégralité du texte est aisément accessible, ce qui va donner une impulsion nouvelle aux recherches sur son établissement et à la réflexion sur ses principes ; nombreux seront les savants philologues ou archéologues, ainsi que les architectes praticiens qui s’y référeront, même après la publication du Vitruvius de Giocondo tout au long du XVIe siècle. Malgré l’absence de pagination, et les intertitres plus ou moins développés qui ne correspondent pas toujours à la division en chapitres adoptée peu après, ce qui ne facilite pas sa consultation ; malgré le fait que les mots grecs, pour lesquels manifestement l’imprimeur ne disposait pas de caractères, soient au mieux translittérés en caractères latins, avec parfois des erreurs de transcription qui les rendent méconnaissables et intraduisibles, ou au pire omis, comme c’est le cas par exemple pour les épigrammes grecques du livre VIII ; malgré enfin l’absence de toute illustration, l’editio princeps, à laquelle fut joint le livre de Frontin sur les aqueducs, mérite sa célébrité. On rappellera toutefois que si elle fut rééditée avec quelques variantes à Florence en 1496 et à Venise l’année suivante, elle ne connaîtra aucune réimpression au cours du XVIe siècle, alors que le Vitruvius de Giocondo qui présente un texte latin intégralement compréhensible agrémenté de nombreuses xylographies, en aura dans le même temps au moins quatre.

Pierre Gros (Aix-en-Provence, IUF/ Institut de France) – 2012

Bibliographie critique

L. A. Ciapponi, « Fra Giocondo da Verona and his edition of Vitruvius », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 47, 1984, p. 72-90 (particulièrement p. 72-73, 86-88).

L. Marcucci, « Giovanni Sulpicio e la prima edizione del De Architectura di Vitruvio », L. Vagnetti et al. (éd.), 2000 anni di Vitruvio (Studi e documenti di architettura, 8), Florence, Grafistampa, 1978, p. 185-195.

L. Marcucci, « Regesto cronologico e critico », 2000 anni di Vitruvio cit., 1978, p. 29-30.

G. Poleni, Exercitationes vitruvianae primae, Padoue, Manfré, 1739, p. 8-9.

M. Tafuri, « Cesare Cesariano e gli studi vitruviani del Quattrocento », A. Bruschi et al., Scritti rinascimentali di architettura, Milan, Il Polifilo, 1978, p. 394-397.

Vitruvius. Ten Books on Architecture. The Corsini Incunabulum with the annotations and autograph drawings of Giovanni Battista da Sangallo, édition et introduction d’Ingrid D. Rowland, Rome, Elefante/Accademia Nazionale dei Lincei, 2003.