LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s) Errard, Jean
Titre La geometrie et practique generalle d'icelle
Adresse Paris, David Leclerc, 1594.
Localisation Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 71.Z.14* Alt Prunk
Mots matière Géométrie
Transcription du texte

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     Dans la dernière décennie du XVIe siècle et dans l'entourage proche de Henri IV, deux érudits très versés en géométrie, François Viète (1540-1603) et Jean Errard (1554-1610) publient des ouvrages (parfois chez le même éditeur David Le Clerc) aux orientations très différentes. Alors que le premier fait faire à l'algèbre des progrès décisifs et convoque les géomètres anciens pour mieux les dépasser, le second cherche à approfondir et surtout à vulgariser leur héritage. C'est ainsi que La géométrie et practique générale d'icelle publiée en 1594 par Jean Errard doit être considérée, en France, comme un couronnement de la culture mathématique humaniste de son époque. Son importante formation humaniste, il l'a reçue à la fois au sein de sa famille, aisée et influente à Bar-le-Duc, mais aussi à l'Université d'Heidelberg où il est inscrit comme étudiant français en 1573 (peut-être s'y convertit-il au protestantisme) et plus tard au contact d'ingénieurs de fortifications italiens, d'où sa maîtrise du latin, de l'allemand et de l'italien. Cependant, par souci pédagogique d'être compris du plus grand nombre, en phase d'ailleurs avec l'usage des langues vernaculaires préconisé par Luther et Calvin, tous ses écrits sont en français. Par formation et par goût cet ingénieur du roi, grand connaisseur des œuvres d'Euclide et d'Archimède, est un géomètre ; tous ses ouvrages en sont imprégnés et notamment son plus fameux traité La fortification réduicte en art et démontrée, qui tire sa force et son originalité en partie de l'usage de la géométrie. Son traité de géométrie, plus que ses éditions des éléments d'Euclide, est donc essentiel pour appréhender la nature et l'ampleur de son savoir mathématique.
     Dans ce traité de géométrie, bref ouvrage de 96 pages, décomposé en trois livres, il se propose de communiquer « ce qui est de plus beau et plus rare » dans les résultats et démonstrations rigoureuses des géomètres grecs. Ce faisant, il enseigne aux « amateurs des belles sciences » et aux praticiens (ingénieurs des fortifications, arpenteurs, architectes, etc.) l'art très utile de mesurer « les lignes droites » (livre I), « les superficies planes » (livre II) et « les solides » (livre III) liés à des figures, planes ou spatiales, simples ou complexes. Errard dédie l'ouvrage à son protecteur Henri IV, dédiant les livres II et III à deux personnages très importants (parfois controversés) de l'époque : le duc de Bouillon, Henri de la Tour d'Auvergne, maréchal de France et le gouverneur de Paris, François d'O. Une deuxième édition à l'identique paraît du vivant d'Errard chez Guillaume Auvray en 1602. Après quelques pages consacrées aux définitions des objets géométriques « pour le soulagement des rudes et moins versez ès mathématiques », le premier livre s'inscrit dans la grande tradition des traités d'arpentage, tel le Liber de geometria practica d'Oronce Fine (1544). Pour mesurer la longueur, la hauteur ou la profondeur d'objets accessibles ou inaccessibles, Jean Errard présente un instrument constitué par trois règles mobiles graduées permettant de former un petit triangle semblable au triangle concret dont on veut mesurer les côtés. Il ne se contente pas de montrer le maniement de cet instrument mais il justifie son utilisation par des démonstrations minutieuses s'appuyant notamment sur les propositions du livre VI des Éléments d'Euclide. Philippe Danfrie, tailleur général des monnaies, en tire peut-être parti en 1597 dans l'opuscule sur le trigomètre qu'il ajoute à sa Déclaration de l'usage du graphomètre : cet instrument « avec lequel on peut facilement mesurer sans subjection d'arithmétique » n'est autre que celui d'Errard un peu amélioré.
     Le deuxième livre consacré à « la mesure des superficies plates » est nettement plus spéculatif. Il est divisé en 11 chapitres, chacun consacré à une figure géométrique particulière (rectangle, triangle, losange, trapèze, polygone, cercle, ellipse et spirale). Errard, sans négliger les résultats classiques, qu'il expose parfois sur un seul exemple numérique, choisit aussi d'examiner en détails des démonstrations particulièrement attrayantes où il met en valeur son savoir. C'est ainsi qu'il expose magistralement (p. 39) la démonstration géométrique de la formule dite d'Héron d'Alexandrie donnant l'aire d'un triangle en fonction des longueurs des côtés. Cette démonstration n'est pas nouvelle ; elle se trouve dans des traités arabes et dans de nombreux ouvrages de la Renaissance, notamment dans les dernières pages du Scholarum mathematicarum libri unus et triginta de Pierre de La Ramée (1569). Les éléments d'Euclide constituent l'armature des démonstrations d'Errard, mais il recourt aussi aux méthodes d'Archimède qu'il contribue à populariser notamment pour ceux « qui se délectent ès subtilités géométriques ». Ainsi il reprend la méthode archimédienne pour démontrer que « la circonférence du cercle contient trois fois le diamètre et [un] peu moins d'une septième partie d'icelui diamètre, et plus de la huitième partie du même diamètre » (soit 3+1/8< π < 3+1/7). On peut retrouver cette démonstration dans la Protomathesis d'Oronce Fine en 1532 ou La practique de la geometrie d'Oronce de Pierre Forcadel en 1570, mais les calculs de Jean Errard sont différents. S'inspirant d'Archimède il trouve l'aire d'un ovale (soit d'une ellipse considérée comme l'intersection d'un cylindre et d'un plan) avec beaucoup d'élégance. Toujours avec la même méthode il démontre que l'aire de la spirale après une révolution vaut le tiers de son cercle circonscrit. En France, cette démonstration est une rareté, voire une exclusivité d'Errard ; à Venise, elle a déjà été exposée dans la traduction des œuvres d'Archimède par Federico Commandino, en 1558 (proposition 24). Toutes les formules d'Errard sont données par simple énonciation ; il n'utilise aucun symbole, sauf le « R » de Nicolas Chuquet pour désigner une racine carrée. Il est vraisemblable qu'il utilise la méthode de Théon pour les approximations rationnelles des racines carrées, ce qui lui permet de n'employer que des nombres entiers ou des fractions. Errard marque ainsi la borne supérieure des mathématiques héritées des anciens.
     Le troisième livre est consacré à la « mesure des solides » et est organisé en 14 chapitres. Les 12 premiers traitent des volumes ou des surfaces des solides usuels (cube, parallélépipède, prisme, pyramide, tétraèdre, octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre, pyramide tronquée, cylindre, cône, sphère, secteur sphérique, ellipsoïde) et de solides moins classiques comme le cylindre ou le cône à base spirale. Dans l'avant-propos « aux lecteurs » Errard met en avant une résolution du fameux problème de la duplication du cube, « autant facilement et exactement qu'il s'est peu faire jusques à présent ». Il la présente (p. 77) en utilisant « l'invention de Héron & Apollonius », certes juste mais discutable. S'agissant des surfaces et des volumes d'un dodécaèdre et d'un icosaèdre inscrits dans une même sphère, il énonce mais ne démontre pas la proposition 4 du livre XIV d'Euclide qui prouve que les pentagones et les triangles équilatéraux de ces deux solides ont des cercles circonscrits de même rayon. à ce sujet, il est vraisemblable qu'Errard a lu les travaux de François de Foix-Candale (1512-1594) (familier de la Cour de Nérac) et en particulier ses Elementa d'Euclide paru en 1578 où l'on trouve cette proposition (p. 432) et bien d'autres sur les solides de Platon. Pour la superficie et le volume de la sphère il reprend la méthode d'exhaustion d'Archimède. Il en déduit les mesures du sphéroïde (de l'ellipsoïde) et de l'ellipsoïde tronqué (en forme de tonneau). Il ne fait qu'effleurer le sujet des triangles sphériques car, écrit-il, « il est par nous plus amplement démontré au traité de la mappemonde et planisphère ». Il annonce ainsi un traité jamais publié. Le treizième chapitre mentionne une méthode pratique pour mesurer les volumes des corps irréguliers en référence à la légende d'Archimède prouvant « la tromperie de l'orfèvre qui avait falsifié la couronne d'or d'Hiéron ». Le dernier chapitre enfin aborde la « manière de peser ». L'ingénieur fait référence au « théorème sixième du premier livre De æque ponderantibus » ; les termes de cette référence permettent d'induire qu'il a lu vraisemblablement la compilation gréco-latine des œuvres d'Archimède publiée en 1544 par Thomas T. Gehauff (Venatorius). Il donne ensuite deux méthodes astucieuses, à défaut d'être pratiques, pour distinguer les métaux de deux objets de même poids.
     La Géométrie n'est pas l'introduction théorique de la Fortification qui en serait la pratique ; le couple théorie/pratique est à l'œuvre dans les deux ouvrages. Dans la Géométrie la théorie domine car Errard a le souci d'établir en toute rigueur des formules selon une démarche mathématique cohérente comme celles d'Euclide ou d'Archimède. Ceci a pour conséquence une grande clarté d'exposition et son ouvrage s'est imposé comme un manuel de référence. Il fut réédité en 1602 par Guillaume Auvray et eut des éditions posthumes en 1619, 1620 et 1621.

Jean-Pierre Manceau (Tours) – 2019

 

Bibliographie critique

M. Lallemend, A Boinette, Jean Errard de Bar-le-Duc « Premier ingénieur du très chrétien Roy de France et de Navarre Henry IV »…, Paris / Bar-le-Duc, Thorin & Dumoulin / Comte-Jacquet & Boinette, 1884.

A. France-Lanord (éd.), Jean Errard, Le premier livre des instruments mathématiques mechaniques, Paris, Berger-Levrault, 1979 (reproduction fac-similé), Introduction, p. VII-XV.

D. Buisseret, Ingénieurs et fortifications avant Vauban. L'organisation d'un service royal aux XVIe -XVIIe  siècles, Paris, CTHS, 2002, p. 74-83.

A. Bernard, Jean Errard, Mnémosyne à la BnF, Numéro Spécial 3, Journées nationales de l'APMEP 2010, 2ème édition, Paris, IREM de Paris Groupe MATH. Grt., BnF, 2010, p. 40-42.

F. Métin, La fortification géométrique de Jean Errard et l'école française de fortification (1550-1650), Thèse de doctorat, Université de Nantes, 2016.

F. Métin, « La formation de Jean Errard, de Nancy à Sedan, en passant par Heidelberg » Mobilités d'ingénieurs en Europe, XVe  – XVIIIe  siècle, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 57-72.