LES LIVRES D’ARCHITECTURE
Notice détaillée
Auteur(s) |
Serlio, Sebastiano |
Titre |
Livre extraordinaire... Extraordinario libro... |
Adresse |
Lyon, J. de Tournes, 1551 |
Localisation |
Paris, Ensba, Les 1745 |
Mots matière |
Portails |
English
« Extraordinaire », ce livre l’est à plus d’un titre. Il l’est d’abord au sens littéral du terme parce qu’il n’était pas prévu par Serlio en 1537, lorsqu’il définissait dans la préface du Quarto libro la succession des livres à venir : il se situe donc en dehors de l’ordre normal du traité, extra ordinem. Mais il l’est surtout au sens moderne, car son contenu est tout à fait étonnant. Il s’agit en effet d’un recueil de modèles proposant cinquante portes, trente « rustiques » et vingt « délicates », toutes gravées sur cuivre, précédées d’un texte de commentaire (en français dans le présent exemplaire, en italien et en français dans les autres). Ces portes, de taille variable (certaines peuvent convenir à l’entrée d’une demeure privée, d’autres sont à l’échelle d’un arc de triomphe), se caractérisent surtout par un décor explicitement fondé sur la licence et le mélange : les éléments constitutifs des ordres sont constamment malmenés autant dans leur morphologie que dans leur syntaxe, les motifs « rustiques », pierres à peine dégrossies, sont combinés à d’autres plus raffinés pour produire des contrastes saisissants. Les commentaires de certaines gravures sont surprenants par la franchise avec laquelle ils rendent compte du processus qui aurait présidé à la conception de certaines portes, et qui relève véritablement du « bricolage », au sens où l’entend Claude Levi-Strauss. Le résultat est très pittoresque, mais va à l’encontre des principes vitruviens énoncés par Serlio lui-même dans le Quarto Libro et fortement réaffirmés dans le Terzo libro en 1540, encore plus orthodoxe. Cette contradiction est si patente, que d’aucuns ont même vu dans le Livre extraordinaire un apocryphe. Pourtant, le conflit entre règle et licence est clairement assumé par l’auteur, qui revendique ses « fautes », et explique volontiers comment réduire ses modèles à des versions moins ornées mais plus rigoureuses, conformes aux bonnes règles de Vitruve.
Comment expliquer ces contradictions ? Avec beaucoup d’ingéniosité, Mario Carpo y a vu l’expression d’une attitude proche de l’érasmisme, et plus particulièrement du nicodémisme. Comme les âmes saintes peuvent dissimuler la pureté de leur foi derrière le masque d’une apparente soumission aux mômeries des rites, Serlio dissimulerait la rigueur d’un vitruvianisme intransigeant sous les oripeaux d’une pratique décorative grotesque.
Il faut y voir davantage une adaptation à l’évolution du style et du goût dans le contexte français du milieu du XVIe siècle. N’oublions pas que l’ouvrage est conçu et rédigé en France à la fin des années 1540, alors que la situation matérielle de Serlio est très précaire du fait de la mort de François Ier et de l’éloignement de Marguerite de Navarre et du cardinal d’Este. En outre, l’avènement de Henri II a coïncidé avec celui d’une nouvelle génération d’écrivains et d’artistes qui bouleversent les données stylistiques : la Pléiade d’un côté, les De l’Orme, Lescot et Bullant de l’autre pratiquent un nouvel art fondé sur la hauteur de l’expression, sur le sublime d’un style qui répudie aussi bien le « badinage » de Marot que les gentillesses ornementales des châteaux de la Loire. Or Serlio a pu constater l’intérêt que suscitait la porte de l’hôtel de Ferrare à Fontainebleau, mais aussi le succès de certains de ses modèles lors de ces manifestes du nouveau style que furent les entrées triomphales de Lyon en 1548 (il y a lui-même participé) et de Paris en 1549. C’est l’occasion de mettre en valeur une culture antique et un savoir-faire italien beaucoup plus proches de cette écriture « altiloque » désormais de rigueur que de la manière bellifontaine, et de se signaler ainsi à l’attention du nouveau roi, à qui il dédie son œuvre. Aussi, saisi par une « fureur architectique », se sentant « abonder nouvelles fantaisies en l’esprit », s’est-il décidé à publier le dessin de la porte bellifontaine, et à composer quarante-neuf autres modèles de portes d’inspiration tout aussi élevée.
Cette notion de « fureur », qui fait une apparition aussi explicite que rare dans la littérature architecturale, n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite. Car c’est précisément elle qui explique les licences, les bizarreries et les horreurs du Livre extraordinaire. C’est de « fureur » qu’est pris Ronsard pour trouver l’inspiration des Odes à partir de 1550. Dans la Deffense et illustration de la langue française de 1549, du Bellay conseille au poète de ne « laisser passer cette fureur divine qui quelquefois agite et échauffe les esprits poétiques, et sans laquelle ne faut point que nul espère faire chose qui dure ». Une telle inspiration poétique, d’origine quasi divine, porte le poète et l’architecte au delà des considérations mesquines : elle autorise les licences et les mélanges sans lesquelles le livre n’aurait pas sa raison d’être. En revanche, elle n’autorise pas le poète à se départir totalement d’une certaine exigence de mètre et d’ordre, qui doit transparaître sous les horrifiques envolées. Du Bellay rappelle bien, dans la Deffense, que le « naturel » de l’inspiration ne se peut réaliser qu’au prix de longues études, et qu’il faut en passer par l’austérité du docere, en l’occurrence, le vitruvianisme sous-jacent, celui des architectes « fondés sus la doctrine de Vitruve ».
Souvent réédité en Italie, le Livre extraordinaire ne le fut que peu en France : deux éditions lyonnaises sont signalées en 1560 et en 1561, mais aucun exemplaire n’en a été localisé (Vène 2007, p. 100, 102). Pourtant, son influence n’y fut pas négligeable. Un arc conçu par Martin et Goujon pour l’entrée du pont Notre-Dame, lors des fêtes de 1549, fut sans doute inspiré par la porte XIV dès avant la publication du livre. On peut trouver d’autres exemples à une porte du Capitole de Toulouse (remontée au revers de l’entrée du jardin des Plantes), au portail de la chapelle Saint-Félix-aux-Mées (Alpes de Haute-Provence) ou encore en 1600 pour l’entrée de Marie de Médicis à Avignon. Enfin, Julien Mauclerc utilisera le même modèle XIV pour cette « porte » qu’est la page de titre de son traité, paru pour la première fois en 1600.
Yves Pauwels (Cesr, Tours) – 2011
Bibliographie critique
M. Carpo, La maschera e il modello. Teoria architettonica ed evangelismo nell’ExtraordinarioLibro di Sebastiano Serlio, Milan, Jaca Book, 1993.
J.-J. Gloton, « Le traité de Serlio et son influence en France », J. Guillaume (éd.), Les traités d’architecture de la Renaissance, Paris, Picard, 1988, p. 407-424.
A. Payne, « Creativity and bricolage in architectural Literature of the Renaissance », RES, 34, automne 1998, p. 20-38.
A. Payne, « Mescolare, composti and monsters in Italian Architectural Theory of the Renaissance », L. Rotondi Secchi Taruggi (éd.), Disarmonia, brutezza e bizzarria nel Rinascimento, Florence, Cesati, 1998, p. 273-294.
A. Payne, The Architectural Treatise in the Italian Renaissance. Architectural Invention, Ornament and Litterary Culture, Cambridge, CUP, 1999.
Y. Pauwels, L’architecture au temps de la Pléiade, Paris, Monfort, 2002.
Y. Pauwels, Aux marges de la règle. Essai sur les ordres d’architecture à la Renaissance, Wavre, Mardaga, 2008, p. 86-92.
M. Vène, Bibliographia serliana. Catalogue des éditions imprimées des livres du traité d’architecture de Serlio (1537-1681), Paris, Picard, 2007, p. 84-85.
Notice
Livre extraordinaire de architecture, de Sebastien Serlio, architecte du roy treschrestien. Auquel sont demonstrees trente Portes Rustiques meslees de divers ordres. Et vingt autres d’oeuvre delicate en diverses especes. - A Lyon : par Iean de Tournes, 1551. - In-fol., titre, 10 p. de texte sign. A6 et 30 pl.
La page de titre porte : « Avec privilege du Pape, Empereur, Roy treschrestien, et Seignorie de Venize. »
Cartier 205 ; Fowler 325 ; RIBA, p. 1803.
Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Les 1745.
*Notes :
- Reliure de veau brun, du XVIe siècle, restaurée, avec décor de doubles filets en rectangle et en losange superposés, titre gravé sur le plat, armes en médaillon au centre, et chiffre aux angles.
- La première planche de la 2e série de 20, n’est pas la planche originale car elle est montée et collée sur un papier découpé à fenêtre plus gris que l’original. De plus, elle ne porte pas le numéro I comme mentionné dans le Riba, les autres planches étant bien numérotées de II à XX. Au vu des autres exemplaires, la planche est identique mais le tirage est différent.
- Médaillon du plat au nom de Brinon, sieur de Villaines, conseiller du roy ; mention manuscrite sur la page de titre de prix (3 livres) suivi d’initiales : G.H.L. (XVIIe- XVIIIe siècles).
- Legs de l’architecte Joseph Le Soufaché à l’École des Beaux-Arts, 1890.
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