LES LIVRES D’ARCHITECTURE
Notice détaillée
Auteur(s) |
Euclide
Fréart de Chambray, Roland |
Titre |
La perspective d’Euclide... |
Adresse |
Le Mans, J. Ysambart, 1663 |
Localisation |
Paris, Binha, 8 Res 1194 |
Mots matière |
Perspective |
English
Malgré son titre La perspective d’Euclide, traduite en français sur le texte grec, original de l’autheur, et demonstrée par Roland Fréart de Chantelou sieur de Chambray, l’ouvrage ne doit pas être considéré comme une contribution capitale de son auteur à la diffusion d’une œuvre d’Euclide. Il est d’abord un complément scientifique au système de jugement fondé sur la raison que Fréart de Chambray promouvait dans le domaine de l’art. Pour ce théoricien et grand admirateur des anciens, la clarté et la rigueur mathématique d’Euclide donnaient un modèle idéal pour construire rationnellement un corps de doctrine sur l’excellence artistique. Dans son Idée de la perfection de la peinture publiée un an plus tôt en 1662, il suivait déjà une démarche toute euclidienne en énonçant six axiomes d’une science « que les savants ont nommé l’optique, et que les peintres, et tous les dessinateurs appellent communément la perspective ».
Cependant son ouvrage n’est pas une traduction de l’Optique (c’est-à-dire la Perspective) d’Euclide, mais une réédition « de la Recension de Théon » comme le révèle Paul Ver Eecke qui ajoute que « rien dans la préface ni dans le corps de l’ouvrage n’indique qu’un texte grec ait servi de base ». Cette dernière opinion est contredite par Fréart qui mentionne : « le texte grec de mon exemplaire… » ou encore : « le manuscrit d’Euclide, d’où nous l’avons tiré… ». De fait, le texte de l’Optique attribué à Euclide (IIIe siècle av. J.-C.) n’est parvenu à l’époque moderne que par bribes, au gré des copistes et des interprètes, et notamment par le truchement de Théon d’Alexandrie (seconde moitié du IVe siècle). Il ne serait pas étonnant que Fréart, comme la plupart des traducteurs avant lui, ait confondu de bonne foi une copie manuscrite de la Recension avec le texte original d’Euclide.
Fréart cite explicitement les traductions latines de cette recension. C’est ainsi qu’il fait référence à Vitellion (ou Witelo) (vers 1225-vers 1300), dont les œuvres éditées à la Renaissance contribuèrent à la diffusion non seulement des travaux d’Euclide mais aussi des essais sur l’optique d’Ibn Al-Haytham connu sous le nom d’Alhazen (965 ?-1039). Les quarante-neuf citations de Vitellion que donne Fréart se trouvent dans l’ouvrage publié par Jean Petri à Nuremberg en 1535 sous le titre Vitellionis Mathematici Doctissimi de optica. Une autre source, citée quarante-trois fois, est le traité de François d’Aguilon (1567-1617) sorti de l’officine plantinienne à Anvers en 1613 (illustré par des dessins de Rubens gravés par Cornelis Galle) intitulé Opticorum libri sex philosophis juxta ac mathematicis utiles. Cette deuxième source n’est pas indépendante de la première car Aguillon cite Alhazen et Vitellion.
Outre ces deux références majeures, Fréart ajoute Alhazen (via Vitellion et Aguilon), mais aussi Bartolomeo Zamberti qui donna à Venise en 1505 la première version latine complète de la Recension (rééditée à Paris en 1516, puis à Bâle en 1546) et Jean Peña (1528-1568), lecteur du Collège Royal, auteur de l’édition princeps de la Recension à Paris en 1557. Il mentionne aussi six fois Giambattista Della Porta (1535-1615) dont le De refractione optices, paru à Naples en 1593 inspira Képler (1571-1630) ; le célèbre Ad Vitellionem paralipomena (1604) de ce dernier ne devait pas être inconnu de Fréart. De même il ne devait pas ignorer le Cours de mathématiques de Pierre Hérigone (1580-1643), dont le cinquième tome paru à Paris chez Henry Le Gras, en 1637, contient une Optique d’Euclide augmentée, & demonstrée par nouvelles demonstrations.
Le traité de Fréart de Chambray commence par une préface qui est un résumé du prologue d’un élève de Théon (il pense que c’est un texte de Théon lui-même), souvent édité avec la Recension. Il aborde d’entrée la controverse sur le sens de propagation de la lumière selon que « la Veüe se fait par l’Emission des Rayons visuels » ou au contraire qu’elle ne se fasse que « par une reception des Especes que tous les Objets visibles envoyent à l’œil comme à un miroir ». Il rappelle que la théorie de l’émanation est « l’opinion commune », mais tient à reprendre tous les arguments spécieux du prologue en faveur de la théorie de l’émission des rayons visuels par l’œil et de la séparation de ces rayons (discontinuité qui expliquerait que certains objets ne soient pas vus spontanément).
Fréart s’en tient donc au texte du prologue et ne s’appuie aucunement sur les travaux relatifs à la physiologie de la vision d’Alhazen, d’Aguilon, de Képler, voire de Descartes, pour nuancer son propos. Cependant il conclut que le « fondement radical des Theoremes de la Perspective subsiste toujours egalement dans l’une ou l’autre opinion » car effectivement l’essentiel de l’optique d’Euclide est fondée sur la propagation rectiligne de la lumière indépendamment du sens de cette propagation.
La Recension suit un schéma euclidien classique : sept définitions suivies de cinquante-sept propositions qui en sont les conséquences logiques. Ces propositions n’appartiennent pas toutes à ce que la science actuelle appelle l’optique ; la plupart sont des propositions de perspective, mais on trouve aussi des considérations qui « regardent plustost le mestier des Arpenteurs que celuy des Peintres » ; la proposition 19 dépend de la catoptrique, les propositions 52 à 58 font intervenir le mouvement, enfin certaines propositions sont purement géométriques en particulier celles qui utilisent la notion d’arc capable.
La traduction de Fréart suit ce schéma avec quelques modifications de détail pour une meilleure clarté. On y trouve donc douze axiomes et cinquante-six théorèmes dont les énoncés sont rigoureusement calqués sur le texte de Théon. En revanche il s’écarte totalement du style euclidien pour les démonstrations des théorèmes. Il délaisse la rigueur du raisonnement mathématique pour un commentaire et une justification rapide de chaque proposition. Soit il considère que la démonstration du théorème tombe sous le sens et alors « c’est perdre le temps que de chercher les demonstrations geometriques à des veritez qui sont si claires et si conneuës à l’entendement », soit il évoque un savoir familier : « il ne faut point chercher d’autre demonstration plus naturelle que l’expérience ordinaire », soit il met en avant l’évidence de la figure : « la seule figure linéale est icy une demonstration trop sensible à l’œil pour qu’il soit encore besoin de la luy confirmer davantage par discours ». Cependant il ne répugne pas à tracer les grandes lignes des démonstrations géométriques nécessaires et pour les lecteurs les plus exigeants il renvoie à Vitellion et Aguilon (plus rarement à d’autres traducteurs) en donnant des références précises.
Du coup, débarrassé des lourdeurs d’un traité abstrait de géométrie, Fréart de Chambray rédige un texte plus agréable à lire, plein de remarques judicieuses qui parfois s’échappent du domaine géométrique. Ainsi, à propos du raccourcissement des longueurs en fonction de l’éloignement, il donne l’exemple de « la colonne Trajanne qu’on void à Rome » dont la hauteur des bandes de la frise sculptée augmente en allant vers le haut. De même, pour traiter la proposition énonçant que l’œil situé dans le plan d’un cercle ne voit qu’un segment, il indique que « les Peintres qui sçavent la Perspective mettent souvent en pratique cette leçon » et n’hésite pas à poursuivre l’explication en invoquant notamment « la ligne horizontale du Tableau, sur laquelle on doit toujours mettre le poinct de distance et le point de veüe ». Son commentaire porte aussi parfois sur les traductions qu’il utilise. Il critique souvent Della Porta qui raisonne « plustost en Sophiste qu’en Geometre… », et qui a la prétention « de vouloir paraistre plus subtil et plus esclairé dans la perspective qu’Euclide mesme ». Mais il loue Aquilon : « Aguilonius, qui me paraist bien plus judicieux et tout autrement sçavant en cette matiere, s’est contenté d’adjouster deux ou trois mots au texte d’Euclide, pour en esclaircir davantage l’intelligence ».
On a donc affaire dans cet ouvrage, non pas à une redécouverte du texte de Théon d’Alexandrie, mais à une solide et aimable restitution commentée d’un texte grec qui, sans être d’Euclide, n’en est pas très éloigné. Adressée aux érudits ou, comme le dit Fréart de Chambray, « aux studieux », l’étude leur permet de se faire une idée précise du contenu de l’optique ancienne et de remettre à l’honneur les principes d’Euclide « dont la certitude est claire et directe, et la fermeté inesbranlable ». Par ailleurs cet ouvrage moderne sur un auteur ancien prestigieux, ne pouvait que confirmer la réputation de savant humaniste de Fréart et servir sa carrière d’expert dans les domaines de la science et des arts.
Jean-Pierre Manceau (Tours) – 2012
Bibliographie critique
R. Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture avec la moderne (Paris, 1650), Édition critique établie par F. Lemerle, suivie de l’Idée de la Perfection de la peinture, édition établie par M. Stanic, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2005.
P. Ver Eecke, Euclide. L’Optique et la Catoptrique, Œuvres traduites pour la première fois du grec en français avec une introduction et des notes, Paris, Blanchard, 1959.
M. Lacoarret, « Les traductions françaises des œuvres d’Euclide », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 10-1, 1957, p. 38-58.
N. G. Poudra, Histoire de la Perspective ancienne et moderne, Paris, J. Corréard, 1864.
I. Pantin, Les Fréart de Chantelou. Une famille d’amateurs au XVIIe siècle entre Le Mans, Paris et Rome, Le Mans, Création & Recherche, 1999.
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