LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s)

Scamozzi, Vincenzo

Titre L’idea della architettura universale
Adresse
Venise, V. Scamozzi, 1615
Localisation
Heidelberg, Ruprecht-Karls Universitätsbibliothek, C 6339-9-25 Fol Res
Mots matière Architecture
Consultation de l’ouvrage
1, 2
Transcription du texte

English

     En 1615 fut imprimée à Venise, expensis auctoris, dans l’atelier de Giorgio Valentino, une luxueuse édition in-folio de l’Idea dell’architettura universale de Vincenzo Scamozzi. Bien que le livre demeure incomplet par rapport aux intentions de l’auteur, il est le fruit d’un long labeur : 824 pages complétées par 84 illustrations parmi lesquelles 45 gravures sur cuivre. De ce travail émerge avec force l’idée d’une architecture considérée comme une discipline spéculative, véritable « science » à tous les niveaux.
Né à Vicence en 1548, Vincenzo Scamozzi fut formé à l’architecture par son père, et dès ses années de jeunesse, il manifesta aussi un intérêt certain pour les mathématiques et la « mécanique », complétant ainsi une culture qui devint très large, dépassant largement les limites des disciplines traditionnellement liées à l’architecture et le rapprochant de l’effervescence culturelle causée par la présence de Galilée à Padoue. Scamozzi a beaucoup construit, en particulier à Venise, mais pendant des années, son œuvre a pâti d’une notable infortune critique, qui la laissa dans l’ombre de son prédécesseur Andrea Palladio. Sa plus grande ambition fut d’écrire un traité qui reprît et surpassât tous les écrits précédents, de Vitruve à Palladio. La rédaction de ce grand œuvre commença au début de la dernière décennie du Cinquecento, et il y travailla pendant plus de vingt-cinq ans. Dans une première phase, il envisagea de diviser l’exposé en douze livres, mais avec le temps, le projet se réduisit à dix volumes et en 1615, à la fin de la vie de l’auteur qui devait mourir l’année suivante, seulement six furent publiés.
Scamozzi, comme il l’indique dans le titre, entend proposer une réflexion systématique sur l’architecture en tant que discipline. Au cours de son existence, il avait accumulé des connaissances, se fondant sur des études approfondies et de longs voyages dans toute l’Europe ; cet effort gigantesque se concrétise dans ce qui est considéré comme le dernier traité d’architecture de la Renaissance, qui tente de rassembler toutes les sources historiques et techniques relatives à la discipline. Les objectifs et le contenu du traité sont explicitement énoncés à la fin de l’introduction de la première partie : « Dans le premier d’entre eux, nous traitons de l’excellence et de ses parties, et de ce qui appartient aux excellents architectes ; dans le second, des régions, des pays, de la nature des sites et des formes des villes et des forteresses. Le troisième est consacré aux édifices privés, aux commodités et aux plaisirs qu’ils procurent, le quatrième à toutes les formes d’édifices publics, et le cinquième aux bâtiments sacrés et à ceux qui leur ressemblent. Ensuite, nous parlerons dans le sixième de tous les ordres et ornements, dans le septième des matériaux de construction, dans le huitième des fondations et des couvertures de ces édifices. Le neuvième concerne les finitions, et le dixième et dernier les réparations, les restaurations, et l’amélioration des territoires » (I, p. 4). Cette liste donne le contenu des livres qui ne sont pas encore confiés à l’imprimeur en 1615 : les quatrième, cinquième, neuvième et dixième, qui seront partiellement publiés dans des éditions ultérieures utilisant le matériel inédit.
L’Idea est considérée comme l’ultime tentative, demeurée toutefois incomplète, de formaliser de manière organique et exhaustive la science architecturale selon le modèle vitruvien. Vitruve avait lancé à l’architecte le défi de devenir un homme de culture ; Scamozzi le relève, entreprenant une démarche qui trouve ses fondements tant dans la spéculation théorique que dans la pratique de la discipline. Cette dialectique entre théorie et pratique, qui sous-tend chaque page de l’ouvrage, est exprimée sur la page de titre, où l’on voit représentées au premier plan, de part et d’autre du portrait de l’auteur, les allégories de « Theorica » et « Experientia ».
En ce qui concerne l’exposé de la matière, contrairement aux Quattro libri dell’architettura de Palladio, pour lequel la théorie devait être tirée des exemples pratiques (en grande partie les propres projets de l’auteur), le traité de Scamozzi n’est nullement un catalogue de ses œuvres, mais plutôt une narration, fluide et riche dans son contenu, essentiellement de type théorique et spéculatif, avec la présentation de quelques exemples tirés de des propres réalisations et de réinterprétations d’œuvres contemporaines et plus anciennes. Jusqu’à une époque relativement proche, l’importance de Scamozzi en tant que théoricien a souvent été dévalorisée et déformée par une série de jugements négatifs diffusés dès le XVIIe siècle, ensuite par la difficulté même de l’œuvre, vaste et peu adaptée à une lecture rapide et superficielle.
Le traité s’ouvre avec une longue définition du concept d’architecture considérée comme science. Pour Scamozzi, il s’agit en fait d’une discipline qui se distingue des autres sciences car elle apporte des avantages substantiels à la société humaine dans sa diversité complexe (I, p. 1 ; 5). Recourant à d’illustres exemples du passé, sur lesquels il se fonde pour donner plus d’épaisseur à sa propre argumentation, en accord avec la tradition qui voit en Platon, Aristote et Vitruve les points de référence majeurs, Scamozzi définit l’architecture comme une science spéculative. La mise en rapport de l’architecture avec les mathématiques est l’un des leitmotivs les plus insistants de l’œuvre, spécialement dans les pages du début, où est cité le fameux passage de Vitruve, « Architectura est scientia pluribus disciplinis, et variis eruditionibus ornata, cujus judicio probantur omnia, quae à caeteris artibus perficiuntur opera » (I, p. 5). La confluence de nombreuses disciplines dans l’architecture, et la nécessité pour qui veut s’y confronter de posséder un haut niveau d’érudition sont autant de thèmes chers à Scamozzif.
Quatre phases sont nécessaires pour mener l’œuvre à bien : la precognitione, l’edificatione, le finimento (ou espolizione) et la ristaurazione. Les trois dernières phases concernent les aspects pratiques de la construction, tandis que par « précognition » Scamozzi entend toutes les connaissances préalables nécessaires pour que l’architecte réalise dans les meilleures conditions le projet constructif (I, p. 7-8). Les allégories représentant ces phases du processus sont elles aussi représentées dans la page de titre, au-dessus du fronton.
Toujours en accord avec Vitruve, Scamozzi attribue à l’œuvre d’architecture six qualités fondamentales : dispositione, distributione, corrispondenza (la symmetria de Vitruve), ordine, venustà (eurithmia pour Vitruve) et decoro. Les rapports de proportion entre les parties relèvent de la venustà, tant celle des édifices antiques de Grèce et de Rome que celle des bâtiments de l’Italie en général, qui respecte mieux que dans toute autre partie du monde les vrais termes de l’architecture et les belles manières d’orner les édifices (I, p. 10). Ailleurs il cite des exemples espagnols, français, allemands et quelques autres – qui n’atteignent pas un niveau de qualité aussi élevé parce qu’il n’y a pas là-bas d’architectes excellents qui se sont efforcé d’étudier les causes, et de comprendre les proportions des divisions et les correspondances des ordres (I, p. 10).
Le rôle de l’architecte est donc essentiel dans la première phase spéculative du processus de la construction : c’est lui qui « invente et dessine » l’édifice, dispose et distribue ses éléments constitutifs avec « corrispondenza e ordine », afin d’obtenir les qualités si désirées de venustà et decoro. Et c’est donc dans ce processus que Scamozzi définit l’idea de l’architecte, qui permet la réussite de l’œuvre (I, p. 11-12). Les premiers concepts qu’il doit assimiler, sur lesquels il fondera son savoir, relèvent de la géométrie et des mathématiques (I, p. 29). Et de fait, c’est sur les bases de la construction géométrique que Scamozzi s’attarde dans le premier livre, avec force explications. Ce n’est qu’après de longues considérations préliminaires qu’apparaît la première planche qui illustre la construction des formes géométriques, la manière de calculer les surfaces complexes et la quadrature du cercle (I, p. 32), alors que Palladio commençait par l’examen des matériaux de construction, avec des textes brefs et des schémas graphiques simples.
À l’exposé théorique des fondements de la géométrie succède un chapitre important, « Dell’eccellenza delle forme naturali, e proportioni del corpo umano... » (I, p. 37-43). Reprenant encore une fois le binôme théorie-expérience sensible, Scamozzi s’attache ici à traiter de la matérialisation des formes dans la nature. Dans ce cadre, le summum de la perfection est atteint par le corps humain, considéré sous de nombreux aspects comme la merveille suprême (I, p. 38). L’architecte doit créer ses propres inventioni et tracer ses propres dessins de manière à imiter la nature, et plus particulièrement le corps humain, miracle de proportions. L’édifice doit ainsi présenter des parties bien proportionnées. Il y a donc dans la construction un aspect pratique (celui qui permet de « subvenir aux besoins », « servire al bisogno », mais aussi, et surtout, un aspect théorique qui concerne le concept de proportion.
Le livre III traite des édifices privés, le livre VI des ordres et de leurs proportions auxquels Scamozzi consacre 172 pages, dans lesquelles il insère de nombreuses gravures détaillées. Pour lui, le rustique ne constitue par un ordre au sens plein du terme, et de ce fait il ne l’ajoute pas à la série. D’autre part, il nomme « romain » l’ordre habituellement appelé « composite » et, contrairement aux autres auteurs, il lui donne une proportion intermédiaire entre l’ordre ionique et l’ordre corinthien. Avant tout, il analyse chaque élément constructif, du piédestal à l’entablement ; puis il passe à l’illustration des entrecolonnements, des piédroits, des portes et des fenêtres, apportant en complément de savantes dissertations étymologiques et des considérations sur les formes et les proportions. Ensuite, il traite spécifiquement des cinq ordres, proposant pour chacun d’entre eux quatre séries de planches représentant des versions avec ou sans piédestal, en colonnades ou en séries d’arcs reposant sur des piédroits à la manière de Vignole. En ce qui concerne Vitruve, Scamozzi affirme sans ménagement que les ordres décrits dans le De architectura sont souvent défectueux dans leurs proportions et leur beauté, car il manque à l’architecte latin la connaissance directe de l’architecture grecque, et parce qu’il avait vécu avant que ne soient réalisés les meilleurs exemples de l’architecture romaine (II, p. 14).
À plusieurs normes vitruviennes, comme celles sur les proportions de l’entablement ionique ou sur la diminution des ordres superposés, Scamozzi préfère la référence aux exemples de l’Antiquité, qu’il cite avec abondance de détails. Le critère de référence le plus sûr est l’imitation de la Nature : le dorique, par exemple, doit être muni d’une base, autant par cohérence vis-à-vis des autres ordres que par rapport au fait naturel qu’il n’existe pas d’hommes sans pieds (II, p. 32). Cette dernière observation, qui pourrait prêter à sourire, est corroborée par une érudition qui lui fait citer de nombreux cas de doriques antiques avec base, et aussi par le précédent fourni par Bramante, qu’à l’instar de Serlio il donne comme exemple à suivre (II, p. 18). Les principaux objectifs de Scamozzi sont la convenance, l’homogénéité, la cohérence des formes et des proportions de chaque détail relativement au tout et celle de chaque ordre par rapport à la série des cinq. Aucun élément, pas même le plus petit, ne peut avoir une proportion arbitraire.
Le traité fut réédité en Italie à la fin du XVIIe siècle (1687, 1694). En France malgré le jugement plutôt négatif de Fréart de Chambray dans son célèbre Parallèle (1650), les formes scamozziennes eurent un certain succès : les architectes adoptèrent son chapiteau ionique à cornes fort commode. Mais c’est en Europe du Nord qu’il rencontra le plus de succès.

Laura Moretti (University of St Andrews) – 2013

 

Bibliographie critique

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