LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Auteur(s) De l’Orme, Philibert
Titre Instruction de Monsieur d’Ivry...
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Localisation Paris, BnF, ms. Moreau 801 (XXXV A, 30-72), ff. 204-206
Mots matière Architecture, fortifications
Consultation de l’ouvrage

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     Ce texte manuscrit a été découvert en 1854 à la bibliothèque alors impériale par l’historien et bibliothécaire Léopold Delisle (1826-1910), administrateur de la Bibliothèque nationale entre 1874 et 1910. Adolphe Berty en publia la transcription dans Les grands architectes français de la Renaissance (1860, p. 47-59), puis dans la Topographie historique du Vieux Paris, Histoire du Louvre et des Tuileries (1885, p. 179-185) ; elle fut reprise par Anthony Blunt dans sa monographie fondatrice. L’Instruction figure dans un volume issu de la collection de Fevret de Fontette, consacré essentiellement à l’histoire de la Bourgogne. Le mémoire, adressé à un puissant seigneur, « Monseigneur et meilleur ami », dont l’identité n’est pas certaine, fut rédigé par l’architecte dans les années qui ont suivi la mort de Henri II en 1559, alors qu’il était tombé en disgrâce et faisait l’objet de nombreuses menaces et poursuites. En 1860, dans Les grands architectes française de la Renaissance (1860, p. 48), Berty suppose que le dédicataire serait Eustache du Bellay, évêque de Paris, parent du premier protecteur de l’architecte, le cardinal Jean, mort à Rome en 1560, auquel Philibert De l’Orme ne manque pas de faire référence, rappelant la modernité de son château de Saint-Maur-des-Fossés. Mais dans la Topographie historique du vieux Paris (1885, t. 2, p. 179), il propose le nom de Christophe de Thou, premier président du Parlement, qui fut l’un des exécuteurs testamentaires de l’architecte : c’est la thèse reprise par Jean-Marie Pérouse de Montclos (2000, p. 73).
     Le mémoire rédigé à la première personne est une apologie, dans laquelle l’architecte répond essentiellement aux accusations de prévarication, ou du moins d’enrichissement personnel dont il est alors l’objet. Récapitulant l’ensemble de ses revenus, qu’il prétend ne pas être aussi importants que ne le disent ses ennemis, il s’efforce de montrer que loin de s’enrichir, il a dû la plupart du temps contribuer sur ses propres deniers à la réalisation d’une bonne partie des travaux dont il avait la charge (en payant par exemple la fabrication des maquettes). En outre, par l’efficacité de sa gestion et de son travail d’architecte, il a permis de substantielles économies à l’administration des bâtiments royaux. C’est cette gestion scrupuleuse qui lui a valu un grand nombre d’ennemis dans le petit monde des intermédiaires et des profiteurs, qui ont saisi l’occasion de se venger. Enfin, il met en valeur l’ensemble des services qu’il a rendus à la couronne en tant qu’architecte, mais aussi comme ingénieur militaire et même chef de guerre improvisé, sauvant à lui seul Brest de l’invasion anglaise grâce à une ruse digne des meilleurs stratagemata antiques.
     Il en résulte un texte fascinant, qui donne en particulier un éclairage inédit sur l’activité de Philibert en tant que responsable des fortifications côtières en Normandie et Bretagne sous le règne de François Ier. Du point de vue de l’architecture, il complète le Premier tome de l’architecture (1567) en donnant de précieuses indications biographiques et précise le catalogue des bâtiments qu’il a construits. Les allusions au séjour italien des années 1533-1536 permettent ainsi de confirmer que De l’Orme n’est pas venu à Rome avec le cardinal du Bellay, mais que c’est au cours de ce séjour qu’il entra à son service. L’Instruction révèle aussi que Philibert reçut une charge à « Saint-Martin dello Bosco » en Calabre – en fait Santo Stefano del Bosco (Lenzo 2015). L’architecte privilégie naturellement ses interventions sur les chantiers royaux, Fontainebleau Saint-Germain, Saint-Léger, Villers-Cotterêts ou Madrid et il mentionne également le tombeau de François Ier à Saint-Denis, ce qu’il ne fera pas dans le Premier tome. Il rappelle également qu’il a travaillé pour la reine-mère à Montceaux. En revanche, il est très rapide et prudent à propos d’Anet, soulignant qu’il n’y a travaillé que sur l’ordre exprès de Henri II (f. 205v), ce qui est une façon de se désolidariser de Diane de Poitiers alors en disgrâce.
     Le texte témoigne enfin d’une conversion morale. De l’Orme ressent ses malheurs comme un châtiment divin, qu’il endure pour avoir négligé le service de Dieu : « et au lieu que j’ai appris à édifier ces châteaux et maisons, j’apprendrai à édifier des hommes ». L’arrogant architecte du Roi est sur la route de sa métamorphose en pieux chanoine de Notre-Dame.

Yves Pauwels (CESR, Tours) – 2017

     Lorsqu’il est nommé conducteur général des ouvrages et fortifications de Bretagne en février 1545, Philibert de l’Orme prend en charge une province dont les côtes sont régulièrement visées par des tentatives de descentes. À partir de la quatrième guerre d’Italie et de l’entrée de l’Angleterre d’Henry VIII dans la Sainte-Ligue, et jusqu’à la signature des traités du Cateau-Cambrésis en avril 1559, navires anglais, espagnols ou flamands s’évertuent à débarquer en Bretagne. Seuls ou avec leurs alliés, les Anglais mènent plusieurs opérations importantes. Elles mobilisent entre une cinquantaine et une centaine de vaisseaux, transportant plusieurs milliers d’hommes, et ciblent Saint-Malo, Morlaix, le golfe du Morbihan et les estuaires de la Loire et de la Vilaine. Mais le plus souvent elles visent la rade, le port et le château de Brest. En effet, des descentes sont opérées contre cette place forte en 1512, 1513, 1522, 1543, 1546 et 1558. Ces tentatives multiples s’expliquent par la contribution de la Bretagne aux actions de François Ier puis d’Henri II sur et au-delà des mers. La Bretagne, et le château de Brest en particulier, joue un rôle central dans le soutien du royaume de France à l’Écosse contre l’Angleterre, dans l’expédition de François Ier contre la côte sud de l’Angleterre en 1545, ou plus généralement dans la pratique de la course.
     En dénonçant l’utilisation des munitions et des armes du château de Brest pour l’armement de navires, Philibert confirme le rôle de la place de Brest dans la course bretonne au XVIe siècle. Loin de constituer un des « larcins » découvert par l’architecte du roi, l’utilisation des munitions de la cité ne se limite pas à la défense de la place. Les inventaires d’artillerie du château de Brest témoignent des stocks importants de poudre, de boulets et de canons dans la place. Si l’essentiel de ce matériel est destiné à défendre le château, une autre partie sert à l’armement de navires, aux expéditions vers l’Écosse ou à l’équipement d’autres villes et paroisses portuaires de Bretagne. De l’Orme exagère certainement lorsqu’il évoque un château de Brest vidé de ses munitions, de ses vivres et de son artillerie. Il en va de même du récit qu’il donne de sa contribution à la défense de Brest et de ses travaux sur les fortifications de la Bretagne. En effet, Brest et l’ensemble de la Bretagne ont su résister à des descentes anglaises ou flamandes avant la nomination de Philibert de l’Orme à la tête des fortifications du duché en 1545. Si Morlaix est prise et incendiée en 1522, ce n’est pas le cas de Brest, où l’artillerie du château fit la différence et obligea les navires ennemis à se retirer de la rade. La descente de 1546 mentionnée par l’architecte est assez proche du témoignage que le chirurgien Ambroise Paré a laissé d’une autre descente visant la rade de Brest en 1543. Contrairement à 1522, il ne s’agit pas d’une surprise : dans les deux cas de 1543 et de 1546 l’approche des ennemis est attendue. Pour s’opposer au débarquement des navires anglais en 1543, François Ier qui se trouve en Champagne envoie en Bretagne Jean de Brosse, duc d’Étampes, René de Rohan et Claude de Laval. Paré étant alors chirurgien dans la compagnie de René de Rohan, il est également du voyage vers la pointe bretonne. La lettre qu’il écrit en arrivant dans le quartier de Brest décrit précisément l’organisation de la défense de la cité (Malgaigne 1841, p. 692-693). L’Instruction montre une organisation similaire face aux navires anglais trois ans plus tard. Que l’architecte ait « tant crié » pour que le duc d’Étampes, gouverneur pour le roi en Bretagne, ait fait revenir le capitaine de Brest, Dampierre, est confirmé par une lettre de Henri, dauphin et duc de Bretagne, de mars 1545 ancien style. Dans cette lettre, le dauphin confirme au duc d’Étampes que « les Anglais nos ennemis ont délibéré faire quelque entreprise sur ladite place de Brest ». L’architecte n’est donc pas seul à organiser la défense de Brest. Et contrairement à ce qu’il affirme, il est d’ailleurs fort probable que sa présence dans ce port ne soit pas liée à la « bonne fortune ». Plusieurs archives semblent indiquer que sa présence dans le duché breton n’était pas si fréquente, ou du moins qu’il n’était pas toujours très disponible, comme le montre un courrier de Montmorency au duc d’Étampes en 1553 : « J’ai déjà plusieurs fois mandé et dit à Saint Germain abbé d’Ivry qu’il vous allât trouver, ou bien qu’il vous envoyât son frère s’il n’y peut aller. Mais je n’en ouïs point de nouvelles ». Il est fort probable que sa présence à Brest, alors qu’une descente s’annonce, soit le résultat d’une demande émanant du dauphin Henri ou du duc d’Étampes.
     Au sujet de son action sur les fortifications bretonnes, De l’Orme se contente étonnamment d’une seule ligne dans laquelle il annonce avoir fait plus « en quatre ans que n’en avoient fait en vingt » ses prédécesseurs. Il n’aurait pas été inutile de prolonger ce propos de quelques lignes supplémentaires. En effet, l’action de Philibert sur les fortifications bretonnes est difficilement identifiable. Il faut probablement lui attribuer la construction de l’ouvrage dit de la galère au château de Saint-Malo, l’installation d’une batterie d’artillerie sur l’île du Grand Bé, également à Saint-Malo, l’aménagement de petits bastions en contrebas du château de Brest pour la protection de l’entrée du port ou encore une participation à l’édification du premier château du Taureau dans la baie de Morlaix. Plus généralement la nomination de De l’Orme en Bretagne en 1545 coïncide avec une nouvelle phase d’interventions sur les fortifications du duché consistant en la transformation des ouvrages existants en plates-formes d’artillerie. À Brest comme à Saint-Malo ces modifications sont avant tout tournées vers le large et vers l’entrée des ports pour faire face à une artillerie de marine qui se développe. Toutefois, De l’Orme n’est pas le seul à intervenir sur les fortifications bretonnes. Son frère Jean intervient à ses côtés au moins à partir des premières années de la décennie 1550. À Brest, la transformation des anciens boulevards en petits bastions pour la défense de l’entrée du port peut tout aussi bien être attribuée au vice-amiral de Bretagne Nicolas Durand de Villegagnon qui en fait la proposition en 1552. La difficulté d’Anne de Montmorency à joindre les frères De l’Orme par courrier le conduisit à orienter le duc d’Étampes vers d’autres connaisseurs. D’autre part, Philibert minimise les travaux de ses prédécesseurs en Bretagne. Qu’il s’agisse de Concarneau, de Nantes, de Saint-Malo ou de Brest, les travaux ne cessent de transformer ces quatre principales places fortes du littoral breton depuis les dernières années du XVe siècle. À Brest, dans les quarante premières années du XVIe siècle, la tour de la Madeleine est renforcée et agrandie, deux nouvelles tours sont construites sur le front sud-ouest et les courtines sont modifiées soit pour supprimer les décrochements, soit pour en renforcer l’épaisseur, soit pour agrandir la surface totale du château. En trente ou quarante ans, le château de Brest a profondément changé, probablement plus qu’après les interventions des années 1540-1550 qui pourraient être liées à l’action de Philibert de l’Orme.

Pol Vendeville (La Chapelle-sur-Erdre) – 2017


Bibliographie critique

A. Berty, « Mémoire manuscrit de De l’Orme sur sa vie et ses œuvres », Les grands architectes français de la Renaissance…, Paris, Aubry, 1860, p. 47-59.

A. Berty et H. Legrand (éd.), Topographie historique du Vieux Paris, Histoire du Louvre et des Tuileries, II, Paris, 1885, appendice VI, p. 179-185.

A. Blunt, Philibert De L’Orme, Paris, Julliard, 1963, p. 167-173 (rééd. : Paris, Monfort 1986 ; 1ère éd. : Londres, Zwemmer, 1958).

C. Corvisier, « Le château de Brest. Du donjon des ducs de Bretagne à la place forte d’État », Congrès archéologique de France, 165e session, 2007, Finistère, Paris, Société française d’archéologie, 2009, p. 23-64.

F. Lemerle & Y. Pauwels (éd.), Philibert De l’Orme, un architecte dans l’histoire. Arts, sciences, techniques, Turnhout, Brepols, 2016.

F. Lenzo, « Philibert De l’Orme et les architectures antiques et modernes du royaume de Naples », Revue de l’art, 188, 2015-2, p. 41-47.

D. Le Page, Finances et politiques en Bretagne au début des temps modernes, 1491-1547, Paris, CHEF, 1997.

J.-F. Malgaigne (éd.), Ambroise Paré, Oeuvres complètes, vol. 3, Paris, Baillière, 1841.

J.-M. Pérouse de Montclos, Philibert de l’Orme. Architecte du Roi (1514-1570), Paris, Mengès, 2000.

P. Vendeville, « S’ils te mordent, mords-les ». Penser et organiser la défense d’une frontière maritime aux XVIe et XVIIe siècles en Bretagne (1491-1674), Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.