LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s) Fernández de Medrano, Sebastián
Titre L’ingenieur pratique ou l’architecture militaire et moderne...
Adresse Bruxelles, L. Marchant, 1696
Localisation  
Mots matière Fortification
Transcription du texte

English

     Directeur de l’Académie royale de mathématiques de Bruxelles, Sebastián Fernández de Medrano avait mis en place une tradition de remise d’un prix annuel. Il raconte lui-même comment l’idée de traduire son traité en français naquit de là. En effet, dans la seconde édition en castillan du traité (El architecto perfecto en el arte militar) parue en 1700, il explique qu’il n’y avait à l’Académie que six Espagnols, tous les autres étant wallons, italiens, ou originaires d’autres pays. Ces derniers protestaient contre le fait que les Espagnols remportaient toujours le prix, parce qu’ils disposaient de livres dans leur langue. Pour permettre à tous les étudiants de remporter la palme, Fernández de Medrano décida de traduire son œuvre en français. Selon ses propres termes, il fit lui-même la traduction, sans se soucier des critiques que pourraient soulever son style, car il n’avait trouvé personne capable de la mener à bien ; il y a ajouté quelques nouveautés au texte espagnol avec le même souci de clarté dans le langage.
De nouvelles planches ornent cette édition française. Dans la page de titre apparaissent Pallas et Mars offrant le livre à Joseph-Ferdinand, électeur de Bavière, représenté comme un enfant guerrier avec tous les symboles du pouvoir, le dais sous lequel il se trouve, le degré en forme de piédestal qui l’élève et l’aigle impérial qui survole la scène. Dans la dédicace est inscrite sur une étoffe tendue où l’on voit représenté un système de tranchées permettant l’approche d’une place protégée par des fossés. Sur le sol sont posés un globe terrestre, une sphère armillaire, des quadrants et d’autres instruments de mesure qui résument le travail de l’ingénieur. Dans l’édition espagnole (1687), le livre était dédicacé au marquis de Gastañaga ; Fernández de Medrano n’était alors que capitaine et maître de mathématiques à l’Académie. En revanche, quand parut la version française dédiée au Prince électeur, il était devenu General de Batalla et directeur de l’Académie royale militaire des Pays-Bas. Nul doute que la publication de son traité en français, qui était alors la langue par excellence des traités d’ingénierie, représenta le faîte de son triomphe professionnel. Il est particulièrement intéressant de comparer cette traduction autant avec la première version en castillan qu’avec celle qui parut en 1700, en espagnol, parce qu’il ne semble pas que cette dernière se soit inspirée directement du texte français mais qu’elle soit beaucoup plus proche de la version originale, malgré les nouveautés qu’elle prend en compte.
Compte tenu du caractère du livre, il n’est pas indifférent qu’il l’ait intitulé L’ingénieur pratique, puisque c’est bien de pratique qu’il est question à chaque instant. Il est significatif aussi qu’il ait renoncé à la publier en deux volumes, comme l’édition originale, qui la rendent moins maniable. Dans la traduction, il s’efforce d’être plus clair et il introduit des modifications qu’il estime sans doute nécessaires d’après son expérience de l’utilisation du livre dans la formation des ingénieurs dans l’Académie. Ainsi les équivalences entre les unités de mesure utilisées dans les différentes contrées sont-elles plus clairement exposées et les titres des chapitres sont-ils simplifiés : l’espagnol « Construir cualquier Plaça regular valiéndose de los grados que comprehende el Angulo de sus Poligones » est réduit à « Ce que l’on apelle Angle ». Cette simplification linguistique est peut-être due à une maîtrise limitée du français, mais il semble parfois qu’elle tende à une réelle simplification de l’expression qui supprime les explications superflues, comme le fait de préciser qu’une citadelle se trouve dans une ville. Parfois il ressent le besoin de faire remarquer ces améliorations du texte en introduisant en intertitre la mention « observation ». Il ne s’agit pas exactement de nouveautés, mais l’auteur veut attirer l’attention sur des questions dont, avec les années, il a reconsidéré l’importance. Il essaie aussi de bien expliquer les traductions, car la maîtrise du vocabulaire est essentielle pour l’ingénieur. Par exemple, « Ouvrage à Cornes, (que les Espagnols & les Hollandois appellent Hornabeque) », ou « ouvrage Couronné (ou à Coronne) » correspond à ce que l’espagnol appelle simplement « Hornabeque doble ».
Il introduit quelques changements qui traduisent une plus grande expérience. Dans l’édition espagnole, les portes des forteresses ont toujours 12 pieds de large et 15 pieds de haut et les ponts doivent avoir la même largeur. Mais dans la traduction, plus nuancée, il explique que le plus souvent, la largeur est comprise entre 12 et 14 pieds et la hauteur entre 14 et 16 pieds ; en revanche, il donne aux ponts une plus grande largeur, qui d’ordinaire est comprise entre 16 et 18 pieds. Quant aux portes, le texte français leur consacre davantage d’explications : il développe les dimensions qu’elles doivent avoir, précise qu’elles ne doivent pas être rectilignes pour empêcher que les tirs ennemis ne puissent atteindre directement les rues, ce qu’omet l’édition espagnole. En revanche, les deux versions s’accordent pour dire qu’elles doivent être au centre des courtines et bâties avec un ordre toscan ; mais alors que le texte castillan ajoutait que le choix de cet ordre tenait à ce qu’il était « obra fuerte, y durable », il ne juge pas nécessaire de donner cette précision en français. Dans le quatrième livre, il traite des modalités de la capitulation lors de la reddition d’une place-forte. Bien qu’elles soient dans l’ensemble similaires il s’efforce de donner davantage de détails, incluant le nombre de règles à suivre, qu’il réduit à neuf : qui peut quitter la place et comment, qui peut y demeurer, comment coordonner la sortie des vaincus et l’entrée des vainqueurs, etc.
Il y a d’autres différences intéressantes, peut-être parce qu’elles sont significatives et nous portent à poser des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse. Pourquoi les éditions espagnoles ne citent-elles pas les plus fameuses citadelles pentagonales comme celle de Pampelune alors que la traduction française le fait ? Pourquoi, lorsqu’il explique la méthode de fortification qu’il a inventée, Fernández de Medrano ne détaille-t-il que dans le livre français le nombre et le type de pièces d’artillerie nécessaires à l’attaque d’une place ? Pourquoi ne cite-t-il pas dans L’ingénieur pratique le comte de Pagan lorsqu’il parle de sa propre méthode qui reprend ce que dit Pagan sur les flancs perpendiculaires à la ligne de défense ?
La proposition de fortification de Pagan apparaît dans toutes les éditions, mais dans la version française disparaît l’observation selon laquelle elle serait très coûteuse. La référence à François Blondel y est également absente, de même que celle à l’Espagnol Santans y Tapia. C’est très étrange en ce qui concerne Blondel, auquel les éditions espagnoles donnent une place importante. Peut-être est-ce dû au fait que le point de vue y est ouvertement critique ; Fernández de Medrano veut sans doute éviter que les Français ne lisent que l’opinion de Blondel, selon laquelle les places peuvent être défendues uniquement avec les canons est contraire à toutes les règles de la fortification. Par ailleurs, il est possible qu’il n’ait pas osé s’exposer lui-même à la critique des auteurs français qui dominaient alors le domaine théorique en supprimant dans L’ingénieur pratique tout l’appareil érudit des citations des autres auteurs (Fournier, Deville, Errard, Manesson Mallet, etc.), alors qu’il l’a conservé dans l’édition espagnole de 1700. Il se peut aussi qu’il n’ait pas jugé nécessaire de résumer ce que les lecteurs francophones pouvaient lire dans leur langue, ce qui n’était pas le cas pour les Espagnols.
Des ajouts nouveaux concernent ce que Fernández de Medrano écrit à propos du dessin des ingénieurs. En effet, dans l’édition française, il précise que la perspective qu’il faut utiliser est celle appelée « à la Cavaliere, montrant la hauteur de ses murailles », c’est-à-dire celle qui ne diminue pas les dimensions avec l’éloignement, ce qui nuirait à la bonne perception des parties les plus lointaines et à la clarté nécessaire au monde de la fortification. Dans le traité de trigonométrie, à propos des instruments géométriques, il ajoute plusieurs instruments, « le Bâton de Jacob, le Quadran Geometrique, le Compas de proportion, le Triangle proportionel, etc », la « boussole » restant cependant celui dont on use toujours. Dans le texte espagnol, il se limitait à décrire cet instrument sans donner son nom, quoiqu’il s’agisse bien d’elle. Avec la boussole, on peut tout mesurer, y compris lever le plan d’une ville, ce qui est indispensable dans l’enseignement du « Professeur de l’Architecture Militaire ». Avec ces ajouts, il montre que ses connaissances se sont accrues en même temps que ses capacités d’enseignant.
Les remparts doivent être faits de terre, parce que ce matériau absorbe sans problème les impacts d’artillerie. Dans l’édition française, Fernández de Medrano ajoute qu’il existe des ouvrages de terre (« que les Espagnols appellent Tapias ») non seulement en Espagne mais aussi sur les côtes barbaresques, qui ont résisté plus de huit cents ans. Dans la même version, et aussi dans l’édition castillane de 1700, il conclut en disant que si on considère que ce matériau est laid, on peut lui ajouter un revêtement de briques, ce qui n’apparaît pas dans l’original. L’ingénieur pratique développe davantage la partie consacrée aux constructions sur l’eau ; elle sera encore amplifiée en 1700. C’est qu’il estime qu’il s’agit du plus grand problème qu’un ingénieur puisse affronter ; en outre, cette compétence est indispensable pour les ports, dont l’expérience lui a enseigné que les façons de l’attaquer avaient changé. Il ajoute aussi dans le texte français des indications sur la fabrication des digues et d’autres techniques de protection des plages, qu’il reprendra en 1700.
On peut se demander pour la traduction française pourquoi Fernández de Medrano ne cite jamais le nom de Vauban. Il faut tenir compte du fait que La manière de fortifier de Mr. De Vauban du chevalier de Cambray avait été publiée en 1689. Mais il ne cite pas non plus l’autre grand ingénieur et théoricien de la fin du XVIIe siècle, Menno Van Coehoorn. Dans la mesure où il avait pu prendre connaissance des systèmes de l’un et de l’autre, que son silence soit volontaire ou non, son traité qui aspirait à devenir un manuel pour la formation des ingénieurs se trouvait dès sa naissance obsolète.

Alicia Cámara (Universidad Nacional de Educación a Distancia-UNED, Madrid) – 2013

Bibliographie critique

Notice « Sebastián Fernández de Medrano, El arquitecto perfecto... », Centro Virtual Cervantès, España.

P. Bragard, « La fortification en Europe (seconde moitié du XVIIe siècle) », I. Warmoes (éd.), Vauban, bâtisseur du Roi-Soleil, Paris, Somogy Editions d’Art, Cité de l’Architecture et du patrimoine, Musée des Plans-reliefs, 2007, p. 97-106.

A. Cámara, « Tratados de arquitectura militar en España. Siglos XVI y XVII », Goya, 156, mai-juin 1980, p. 338-345.

A. Cámara, « La arquitectura militar del padre Tosca y la formación teórica de los ingenieros entre Austrias y Borbones », A. Cámara (éd.), Los ingenieros militares de la monarquía hispánica en los siglos XVII y XVIII, Madrid, Ministerio de Defensa, Asociación Española de Amigos de los Castillos, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2005, p. 133-158.

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