LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s) Sagredo, Diego
Titre Raison darchitecture antique, extraicte de Victruve...
Adresse Paris, S. de Colines, s.d. [1536]
Localisation
University of Virginia, Douglas H. Gordon Collection, Gordon 1526. S27
Mots matière Architecture, ordres

English

     Diego de Sagredo, humaniste originaire de Burgos, est l’auteur du premier livre d’architecture publié à la Renaissance hors d’Italie, les Medidas del romano (1526). Ce manuel, présenté sous la forme d’un dialogue entre le sculpteur Tampeso, occupé au décor de la sépulture de l’archevêque de Tolède et Picardo, peintre d’origine française, naïf faire-valoir, traite essentiellement de l’ornement. L’antiquité romaine fournit ici un répertoire décoratif destiné manifestement à encadrer peintures et sculptures. La colonne-balustre chère à l’Espagne est longuement évoquée, avant que ne soient décrits bases, colonnes, chapiteaux et entablements.
L’ouvrage connut un succès rapide en France : la première traduction parut sans date chez Simon de Colines, sous le titre Raison darchitecture antique, extraicte de Victruve, et aultres anciens architecteurs. Elle fut sans doute publiée en 1536, date à laquelle Colines adopte un nouveau corps romain bas de casse, le gros canon, utilisé ici. Il en donna deux autres éditions en 1539 et 1542. Ces éditions parisiennes comportent un développement inédit sur les ordres qui sera systématiquement repris dans les éditions ultérieures, y compris celles de la péninsule ibérique. Les illustrations ont été refaites pour la version française.
Avec cette publication, Colines offrait au public le premier texte théorique sur l’architecture en français, accessible donc à « ceux qui se delectent en édifices » mais surtout à tous ceux qui avaient besoin de connaître les formes et le vocabulaire de l’architecture à l’antique. D’où le titre choisi, Raison darchitecture antique, sans rapport avec celui de l’édition espagnole. Il s’agit moins en effet d’un traité savant que d’un manuel commode, utilement illustré, destiné aux praticiens. Le nom de Sagredo, qui apparaît seulement dans l’en-tête de la dédicace, conformément à l’original, ne figure plus dans la page de titre ; il n’avait pas en effet pour le public français le même prestige que celui de Vitruve, caution indispensable pour l’entreprise éditoriale de Colines, d’où la précision apportée, « extraicte de Victruve ».
Le traducteur n’est pas non plus mentionné. Il n’est sans doute pas suffisamment connu pour recommander d’emblée le livre. Contrairement à Jean Martin, il ne peut se prévaloir d’aucun titre ni d’un puissant protecteur. De toute évidence il s’agit d’un Français, qui a une connaissance imparfaite de l’espagnol. Peu scrupuleux, il oublie des mots, des lignes, voire des paragraphes entiers, attribuant parfois au même interlocuteur deux répliques successives. Des mots courants donnent lieu à des faux sens inattendus, voire à des contresens qui peuvent aller jusqu’au cocasse. Ignorant le fleuve Tanaïs, ancien nom du Don, le traducteur l’identifie avec un certain roi Thomas (f. 51)! Le contresens le plus révélateur est celui qu’il commet en inventant un canon « varronien » pour avoir confondu le nom commun « varon » (l’homme) avec celui du polygraphe latin Varron (M. Terentius Varro) (f. 6v°). Ce canon connut une diffusion inespérée grâce à Guillaume Philandrier qui le reprit dans ses Annotationes sur Vitruve (III, 1, an. 3), mais sans mentionner sa source. Les passages techniques font pareillement buter le traducteur. Il ne comprend pas bien les explications de Sagredo à propos des effets de perspective qui imposent un traitement différent des colonnes selon leur hauteur et leur situation, aussi a-t-il supprimé tout le passage sur le processus de réfraction de l’eau, élément qui réagit comme l’air (f. 19v°). Il n’hésite pas à faire l’économie de certaines précisions fondamentales pour la morphologie des colonnes. Ainsi le passage sur leur rétrécissement en haut du fût (f. 18), mal dominé, est-il fort abrégé.
La traduction s’enrichit parallèlement d’ajouts, qui vont de la simple glose et amplification, courantes à la Renaissance, à l’addition d’un paragraphe, voire d’un texte autonome de plusieurs feuillets. Le traducteur prend aussi position sur le canon de l’homme en proposant au feuillet 7v° une addition suffisamment longue pour être signalée comme telle : cette critique du canon pseudo varonnien et des maîtres modernes, selon lequel la face de l’homme équivaut au 1/9 de la hauteur du corps et sa tête au 1/8, proportion non vitruvienne et contradictoire arithmétiquement parlant, est fort intéressante car elle accrédite l’hypothèse d’un traducteur sculpteur, plus concerné par ce sujet que par la synthèse architecturale vitruviano-albertienne des colonnes.
Mais le traducteur n’est sans doute pas le seul à intervenir sur le texte. Dans la mesure où il paraît peu au fait de la doctrine de Vitruve et de la nouvelle théorie architecturale italienne, certaine glose savante sur le lexique vitruvien (l’équivalent latin de la moulure dite bozel, « thorus ») lui est difficilement attribuable. Faut-il attribuer à Colines les pieuses additions dont le feuillet 6 donne un bon exemple ? L’important ajout sur les quatre types de colonnes et leurs entrecolonnements (ff. 43-48), sans doute inséré à la demande de l’éditeur soucieux d’attirer les ouvriers français, suscite bien des interrogations. Qui pouvait en France rédiger cet appendice sur les quatre ordres, qui présentent en outre des spécificités non italiennes ? Le nom de Philandrier a été avancé (Marias/Bustamante 1986, p. 39-40), mais l’humaniste, familier du texte de Vitruve, n’aurait pas confondu la colonne toscane décrite par l’architecte romain avec la colonne composite. Quant au responsable de la traduction et des illustrations comme du développement sur les ordres, il est manifestement plus au fait de sculpture que d’architecture ; il s’est sans doute rendu lui-même en Espagne, comme beaucoup de ses collègues, où il a acquis une formation architecturale plus moderne que celle qu’il pouvait trouver à la même date en France, à défaut d’avoir pu se rendre en Italie. La présence d’une frise non décorée dans les piédestaux de l’ordre corinthien et toscan (en réalité composite), rarissime en Italie mais fréquente en Espagne conforte les liens du traducteur avec la péninsule ibérique (ff. 45-45v°). Yves Pauwels a suggéré le nom de Jean Goujon, qui a utilisé un piédestal à frise pour les colonnes corinthiennes de la tribune d’orgue de Saint-Maclou : preuve qu’il connaît le traité espagnol, même s’il n’en fait jamais état. En 1547 il est plus prestigieux pour le collaborateur de Martin de citer Vitruve, Philandrier ou Serlio que Sagredo.
La version française des Medidas ne se contente pas de reprendre en les réinterprétant les gravures de 1526. Si l’arc à l’antique, repris du feuillet 5v°, conserve les lettres des légendes, totalement incongrues en la circonstance, de nombreuses planches ont été inversées (gauche/droite, haut/bas), d’autres simplifiées ou dissociées. D’autres ont été retravaillées comme celles des divers types de chapiteaux corinthisants ou composites, tous inversés. Deux chapiteaux de l’édition originale ont même été complètement redessinés. Mais l’édition française se signale surtout par des gravures supplémentaires. Le souci didactique est évident : des figures précisent certaines notions (angle, types de triangle), telle moulure (filet) ou tel motif décoratif (console en forme de volute) ; des schémas illustrent les stries et cannelures d’une colonne ou le tracé de la volute ionique, autant d’indications précieuses pour les maîtres maçons, sculpteurs, menuisiers et autres artisans qui ne pouvant faire le voyage d’Italie étaient néanmoins soucieux de partager la nouvelle culture architecturale. Enfin les planches des quatre colonnes avec piédestal viennent illustrer l’ajout sur les ordres.
S’il est rare qu’une traduction rencontre plus de succès que l’édition originale, il est aussi peu fréquent qu’elle modifie les éditions du pays d’origine. Le développement sur les ordres et les entrecolonnements, le nombre important de gravures ajoutées dans les éditions de Simon de Colines donnèrent à la version française du traité de Sagredo le statut d’édition augmentée et à ce titre en firent une référence pour les éditions ibériques qui suivirent. Cela est d’autant plus étonnant que les quatre ordres représentés, « toscan » (en réalité composite), dorique, ionique et corinthien, sont désormais dépassés depuis la publication en 1537 par Serlio de ses Regole generali di architetura ou Quarto libro. Le succès de l’ouvrage prouve que Colines répondait à une demande. À la même époque Pieter Coecke publiait un petit traité de son cru, Die inventie der colomnen (1539), inspiré entre autres de l’ouvrage de Sagredo, probablement connu dans sa version française, qu’il destinait aux artisans flamands. En l’espace de trois quarts de siècle la Raison darchitecture antique connut six éditions, toutes parisiennes. Outre les trois publiées par Colines il faut signaler deux éditions, en 1550 et 1555. La fille de Cavellat, Denise, en donna l’ultime édition en 1608.
L’ouvrage influença incontestablement la pratique française. On sait le parti qu’en tira Goujon à Rouen ou pour l’illustration du Vitruve de Martin. On en trouve d’autres traces à la « Belle Chapelle » de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Un fait est sûr : la traduction de Sagredo, malgré les traités plus récents de Serlio, Vignole et Palladio, vit son succès perdurer auprès des praticiens et des lettrés français du XVIIe siècle. Louis Savot en recommande la lecture dans son Architecture françoise des bastimens particuliers (1624) ; François Mansart en possédait un exemplaire dans sa bibliothèque, de même que le grand érudit Nicolas-Claude Fabri de Peiresc.

Frédérique Lemerle (Cnrs, Cesr, Tours) – 2011

Bibliographie critique

W. B. Dinsmoor, « The Literary Remains of Sebastiano Serlio », The Art Bulletin, 24, 1942, p. 55-91, 115-154.

F. Lemerle, « Jean Martin et le vocabulaire d’architecture », Un traducteur au temps de François Ier et de Henri II, Cahiers V. L. Saulnier, 16, Paris, PENS, 1999, p. 113-126.

F. Lemerle, « La version française des Medidas del Romano », F. Marías & F. Pereda (éd.), Medidas del Romano, Diego de Sagredo, Toledo. 1526, Tolède, Pareja, 2000, 2, p. 93-106.

F. Marías, « El lugar de los Sagredos en la tratadística del Renacimiento », M. del Mar Lozano Bartolozzi & F. M. Sánchez Lomba (éd.), Libros con arte, arte con libros, Junta de Extremadura, Cáceres, 2007, p. 101-121.

F. Marías & A. Bustamante (éd.), Diego de Sagredo, Medidas del Romano (Toledo, 1549), Madrid, Dirección General de Bellas Artes y Archivos, 1986.

F. Marías & F. Pereda (éd.), Medidas del Romano, Diego de Sagredo, Toledo. 1526, Tolède, Pareja, 2000. 2 vol.

Y. Pauwels, « Jean Goujon, de Sagredo à Serlio : la culture architecturale d’un ymaginier-architecteur », Bulletin Monumental, 156-2, 1998, p. 137-148.

Y. Pauwels, « L’architecture de la ‘Belle Chapelle’ à Solesmes : une origine espagnole? », Gazette des Beaux-Arts, 134, sept. 1999, p. 85-92.

Y. Pauwels, « François Mansart et la culture architecturale du XVIIe siècle », Les Cahiers de Maisons, 27-28, 1999, p. 52-57.

Y. Pauwels, « La fortune du Sagredo français en France et en Flandres aux XVIe et XVIIe siècles », F. Marías & F. Pereda (éd.), Medidas del Romano, Diego de Sagredo, Toledo. 1526, Tolède, Pareja, 2000, 2, p. 107-116.

Y. Pauwels, « Le traité des Medidas del Romano de Diego de Sagredo, à Tolède en 1526 et sa traduction française, à Paris chez Simon de Colines », dans S. Deswarte-Rosa (éd.), Sebastiano Serlio à Lyon. Architecture et imprimerie, Lyon, Mémoire Active, 2004, p. 378-379.

Y. Pauwels, L’architecture et le livre en France à la Renaissance : « Une magnifique décadence » ?, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 33-71.

P. Renouard, Bibliographie des éditions de Simon de Colines 1520-1546, Paris, Huard & Guillemin, 1894 (édition en fac-similé : Nieuwkoop, de Graaf, 1990).

J. Veyrin-Forrer, « Introduction », F. Schreiber (éd.), Simon de Colines. An annotated Catalogue of 230 Examples of his Press, 1520-1546, Provo, Utah, Friends of the Brigham Young University Library, 1995.