LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s)

Estienne, Charles

Titre L’agriculture et maison rustique...
Adresse
Paris, J. Du Puis, 1564
Localisation
Toronto, Université, Thomas Fisher Rare Book Library, Sci 00844
Mots matière Jardins
Transcription du texte

English

     L’Agriculture et maison rustique, éditée à titre posthume dès 1564 – année de la mort dramatique d’Estienne emprisonné pour dettes – est le résultat d’une profonde réécriture en langue vernaculaire du Prædium rusticum de 1554 impliquant une rénovation complète de l’ouvrage jusque dans ses objectifs pédagogiques. Dans l’épître à la Maison rustique (1564), aussi intitulée l’Agriculture françoyse & maison rustique, il est précisé que « Caton, Varron, Columelle, Palladius & autres, desquels les préceptes & descriptions servoyent plus pour la nation Italique », ce qui laisse à penser que les techniques agricoles doivent être adaptées aux conditions climatiques françaises. Jean Liébault, qui est le gendre et l’héritier de l’œuvre agronomique de Charles Estienne, confirme ce parti-pris en 1567 : il ne faut pas « se contentez de traduire Columelle, Constantin Cesar, Pierre de Crescent, sans considérer que tels autheurs ont traicté une agriculture selon leur région & contrée » ; il est nécessaire d’« experimentez en Agriculture » ou « faire recherche soigneusement és livres plus anciens » ; en résumé, « il faut apprendre les mœurs antiques , & faire comme le present ».
Désormais l’ouvrage n’est plus divisé en dix sections issues des Libelli rassemblés en 1554 pour former la compilation du Prædium rusticum (hortus, seminarium, vinetum, ager, pratum, lacus, arundinetum, sylva, frutetum et collis) mais en six livres qui s’organiseraient, si l’on se fie à l’épître dédicatoire signée par Charles Estienne, comme « Caton a figuré […] en son agriculture Romaine ». Le titre La maison rustique pourrait d’ailleurs être choisi en référence à la casa rustica décrite dans De agricultura(ou De re rustica) de Caton. Or, ce dernier ouvrage est formé d’une juxtaposition de recettes placées à la suite sans plan hiérarchisé. Au premier chapitre, le traité romaindébute néanmoins commela Maison rustique en présentant d’une part les devoirs d’un gentilhomme campagnard et de sa famille, et d’autre part la façon de choisir le terrain d’une demeure rustique environnée de cultures. Mais la rubrique suivante du texte de Liébault élude la question de l’élevage, ce qui ne correspond plus aux thématiques développées dans le texte antique. En outre le plan méthodique, scindé en thématiques explicites, du nouveau traité d’Estienne s’apparente plutôt à celui du Livre des prouffitz champestres (1486) de Crescenzi, qui débute d’une façon identique, même si l’enchaînement des divisions n’est pas le même.
Après le chapitre sur les mœurs familiales et entrepreneuriales dans le monde rustique et la façon d’élever une demeure dans ce contexte, le second livre de la Maison rustique (1564) présente le « jardin de mesnage », les treilles à verjus et les jardins à fleurs. Le troisième livre traite du verger à fruits et de sa pépinière. Le quatrième est relatif aux étangs et viviers. Le cinquième décrit les cultures céréalières et la viticulture. Le sixième et dernier livre aborde les garennes, les bois, les parcs à bêtes sauvages et la chasse. Chacune de ces divisions correspond à un lieu précis du « théâtre » formé par l’image mentale de la Maison rustique. Ce plan n’est pas remis en question dans les différentes éditions françaises qui comprennent les ajouts successifs faits par Jean Liébault.
Des éditions actualisées de la Maison rustique, considérablement augmentées par Liébault, s’échelonnent de 1567 à 1586. Si l’on se fie au texte liminaire de 1567, l’édition de 1564 serait déjà une mouture en grande partie réalisée par le disciple d’Estienne, bien que son nom n’y apparaisse pas. Liébault explique en effet qu’après la mort de Charles Estienne il n’y avait que des fragments inachevés de la Maison rustique qu’il a fallu compléter et assembler. Ce scénario est plausible car il s’accorde avec la chronologie de la déchéance d’Estienne : en 1556-1557 il dilapide ses biens suite à de mauvaises affaires ; puis emprisonné pour dettes en 1561, il serait mort en prison peu avant le 14 janvier 1564.
La fortune critique de la Maison rustique de Charles Estienne et Jean Liébault est considérable en France et en Europe. De 1564 à 1653, une vingtaine d’éditions françaises de ce « best-seller » sont recensées, et sa publication se poursuit jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Au fil des impressions le volume de ce texte ne cesse d’être amplifié : 64 pages en 1564, 589 pages en 1567, puis 612 pages en 1576, 735 pages en 1578 et 853 pages en 1583 ; l’optimum semble atteint en 1589 avec 922 pages. L’esthétique de la copia qui prévaut à la fin du XVIe siècle est, semble-t-il, le principe d’une stratégie éditoriale impliquant l’amplification du nombre des recettes agronomiques. Dans les éditions publiées simultanément à Paris et à Lyon en 1583, les gravures, comprenant dès 1567 une suite d’alambics, augmentent considérablement en incorporant une série de modèles de parterres destinée à vulgariser l’art des jardins.
La Maison rustique se diffuse rapidement au-delà des frontières nationales, et son succès est fulgurant. À Anvers Christophe Plantin l’imprime en français dès 1565 puis en néerlandais en 1566 sous le titre De landtwinninge ende hoeve. Une version augmentée (De veltbouw ofte lant-winninghe)paraît à Amsterdam en 1588, qui fut souvent rééditée ; on note que les parterres sont absents, alors que sont ajoutées des nouvelles gravures illustrant des travaux agricoles. Un phénomène comparable se produit avec les éditions en langue allemande publiées à Strasbourg : aux deux traductions imprimées en 1579 et 1580 composées en sept livres (Siben Bücher von dem Feldbau) succèdent sept versions en quinze livres (XV. Bücher von dem Feldbaw) mises sur le marché de 1587 à 1607. Comme leurs homologues néerlandais, ces livres n’ont pas de modèles de parterres, mais ils sont ornés de scènes de genre dans la tradition du Rustican. Ces « compartiments » font aussi défaut dans l’Agricoltura, et casa di villa imprimée de nombreuses fois en Italie. De même, La maison rustique, or the countrey farme (1600) imprimée à Londres n’est pas illustrée d’ornements de jardin. En revanche, les éditions anglaises de 1606 et 1616 comprennent les modèles de Liébault. On retrouve ces parterres copiés dans d’autres traités d’agronomie publiés outre-Manche à cette époque. On notera l’absence d’une traduction espagnole de cette œuvre.

Laurent Paya (Cesr, Tours/Artopos, Jardin et Paysage, Montpellier) – 2013

 

Bibliographie critique

H. Cazes, « Charles Estienne », C. Nativel (éd.), Centuriæ Latinæ II. Cent une figures humanistes de la Renaissance aux Lumières, Genève, Droz, 2006, p. 313-318.

H. Cazes, « Jardins, vergers et maisons-bibliothèques : le grand enfermement du livre imprimé ? », Voix plurielles, 5, 1, 2008.

D. Duport, Le jardin et la nature : ordre et variété dans la littérature de la Renaissance, Travaux d’humanisme et Renaissance, 363, Genève, Droz, 2002.

E. Lau, Charles Estienne : Biographie und Bibliographie, Leipzig, Wertheim Bechstein, 1930.

C. Liaroutzos, Le pays et la mémoire. Pratiques et représentations de l’espace français chez Gilles Corrozet et Charles Estienne, Paris, Champion, 1998.

C. Liaroutzos, « Charles Estienne et ses "practiciens" »,M. Furno (éd.), Qui écrit ? Figures de l’auteur et poids des co-élaborateurs du texte (XVe-XVIIe s.), Lyon, PENS, collection IHL, 2009, p. 114-126.

J.-C. Margolin, « Science, humanisme et société : le cas de Charles Estienne », Parcours et Rencontres, Mélanges de langue, d’histoire et de littérature françaises offerts à Eneas Balmas, Paris, Klincksieck, 1993, 1, p. 423-431.

L. Paya, Les parterres des jardins à compartiments en France et dans le monde (1450-1650) : entre figures de pensée et ornements de verdure. Thèse de doctorat sous la direction d’Y. Pauwels, Tours, Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, 2012.

F. Schreiber, The Estiennes : an annotated catalogue of 300 outstanding books from their 16th & 17th century publishing houses, Hanes Foundation, Rare Book Collection, University Library, University of North Carolina at Chapel Hill, 1982, p. 113-115.