LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Notice détaillée

Auteur(s) Colonna, Francesco
Titre Hypnerotomachie, ou Discours du songe de Poliphile...
Adresse Paris, J. Kerver, 1546
Localisation Paris, Ensba, Les 1360
Mots matière Architecture, Jardins
Transcription du texte

English

     Le Discours du Songe de Poliphile, qui paraît chez Kerver en 1546, et se présente comme une traduction simplement « revue » par Jean Martin, va avoir un destin curieux et en bonne partie imprévisible pour ses promoteurs mêmes. Une des premières réussites de cette traduction est sans doute d’avoir rendu familier le personnage principal au point que son nom en devienne le titre courant du texte : bien loin de l’imprononçable titre original d’Hypnerotomachia Poliphili, ou  « Combat d’amour dans le sommeil de l’amant de Polia », le livre, sous la plume même de Jean Martin dans la dédicace à Henri de Lenoncourt, devient « icelui Poliphile », et le restera : cette familiarité faussement facile n’est que le plus frappant des multiples trompe-l’œil qui font l’histoire de ce texte.
Paru à Venise en 1499 chez Alde Manuce, l’Hypnerotomachia Poliphili est au départ un roman dont la trame de fond, celle du songe initiatique, n’a rien de très original : sur le principe du Roman de la Rose par exemple, dont il reprend certains topoi parmi lesquels celui du jardin clos, le texte raconte le parcours de son héros Poliphile, « qui aime Polia », à travers l’île de Vénus, jusqu’à la découverte de la déesse elle-même et la réalisation métaphorique de son désir de Polia ; un deuxième récit, dit livre II, suivant celui-ci mais toujours enchâssé dans le cadre du songe (dont le héros ne s’éveille qu’à la fin du roman), est une sorte d’autobiographie de Polia avant qu’elle n’entre comme « nymphe » au service de Vénus. Cela dit, sous ces dehors familiers, tout est étrange : le livre, aux splendides et anonymes bois gravés, l’auteur, dont le nom, Francesco Colonna, ne se dévoile qu’en latin (Franciscus Columna) par l’acrostiche des têtes de chapitre, et la langue, sorte d’italien savantissime et alambiqué, mêlé de latin et de grec au point qu’il en semble aussi bien un latin dégrammatisé qu’un vernaculaire trop travaillé. Le récit lui-même fourmille de digressions, descriptions de nombre de monuments, pour la plupart de proportions immenses et de structure improbable, all’antica ou du moins le semblant : enceinte et entrée du jardin de Vénus où se superposent une porte triomphale et une haute pyramide, diverses fontaines, temple et fontaine de Vénus, richement décorée des plus fines pierres précieuses et de marbre de couleur à la symbolique calculée… ; féru d’épigraphie, le héros-narrateur se complaît aussi à relever toutes les inscriptions qu’il trouve, qu’elles décorent les cortèges triomphaux de l’Amour ou de Polia, ou les ruines d’un temple effondré dans laquelle la promenade est aussi une catabase au séjour des « morts d’amour ». De ce texte foisonnant, où une imagination à la force étonnante permet de créer un monde faussement antique, mais terriblement vraisemblable (trompe-l’œil d’une érudition certaine, mais peut-être moins profonde ou détaillée qu’elle ne paraît), la traduction française va tirer un livre proche mais autonome, alimentant une tradition d’étude qui a poussé l’Hypnerotomachia vers les voies, autres, du Poliphile.
Le texte avait un retentissement certain, notamment dans les cercles lyonnais, quand Jacques Gohory propose l’Hypnerotomachia à Jean Martin. Celui-ci est déjà le traducteur de plusieurs poètes comme Bembo, l’Arioste ou Sannazar, et le roman semble alors prendre place dans une série d’œuvres destinées à ouvrir à l’esprit français le champ de la littérature italienne. Mais pour Jean Martin, ce travail sur le Poliphile est aussi un tournant : quasiment en même temps ou immédiatement après, il traduit Serlio, Vitruve, Alberti, et devient le premier grand vecteur en langue française des traités d’architecture antique ou antiquisante. Le Poliphile semble bien au carrefour de tous ces textes : au-delà de la trajectoire romanesque, Jean Martin y a perçu et valorisé l’importance des « fantaisies » architecturales sur l’antique, propres à nourrir et refléter l’imaginaire de son temps. S’il semble que Serlio ait souhaité lui-même la collaboration de Martin pour la traduction de ses œuvres, il n’est pas improbable de penser que la conjonction Poliphile – Serlio autour de 1545 a poussé ensuite le traducteur à s’attaquer aux deux textes sources des descriptions du roman, Vitruve et Alberti.
La publication de 1546 est aussi un très beau livre : orné de figures gravées qui reprennent certains des bois de l’Aldine en les adaptant, et enrichi d’autres, l’ouvrage reste aussi l’une des plus belles réalisations imprimées de la période. Le texte présenté par Jean Martin est la version qui nourrira le plus l’imaginaire et les discussions autour du roman : l’un des premiers points de cette tradition controversée concerne la personnalité de l’auteur. Comme Gohory, Martin assimile Francesco Colonna à la famille Colonna, puisqu’il le présente dans sa dédicace  comme « un gentilhomme docte et de maison illustre », le savoir semblant ne pouvoir aller de pair qu’avec la noblesse. Il faudra plusieurs siècles et des torrents d’encre pour que ce trompe-l’œil se dissipe (à peu près seulement, car les feux de la querelle d’attribution ne sont pas totalement éteints) et restitue à l’auteur sa véridique personnalité : moine au couvent des Santi Giovanni e Paolo à Venise, à la vie presque aussi agitée que les rêves débordants de son personnage, accédant sans aucun doute à la bonne bibliothèque de son couvent, mais fréquentant peut-être aussi doctes et humanistes de la région trévisane et véronaise.
D’une manière générale, la traduction de Jean Martin ne prétend pas à l’exactitude, notion qui n’a pas cours de son temps pour ce type de travail. Il s’agit bien d’adaptation : traduire le foisonnant Hypnerotomachia, c’est ouvrir la lecture du Poliphile à la « brièveté française », c’est-à-dire par instant réduire ou condenser le texte, à d’autres le suivre pas à pas, selon que les passages sont ou non, selon le traducteur, transposables à l’esprit français. C’est donc un livre un peu autre que l’original qui est ainsi proposé au public d’une noblesse lettrée mais non forcément érudite, qui s’intéresse à l’antiquité, à l’architecture, aux palais et aux jardins. Car le principal trompe-l’œil établi par le travail de Jean Martin est bien d’avoir fait de Poliphile un guide dans ces domaines principalement, et non plus dans l’initiation amoureuse ou philosophique à la recherche d’un juste milieu entre contemplation et action. L’idée est visible dès la préface : le premier résumé que Jean Martin donne du texte est l’énumération des descriptions d’architecture, offre la plus susceptible d’attirer le chaland littéraire. Elle perdurera : Conrad Gesner, dans ses Pandectes de 1548, soit la partie « Matières » de son catalogue bibliographique commencé dans la Bibliotheca en 1545, classera l’Hypnerotomachia (il ne mentionne pas la traduction française, même s’il semble l’avoir connue) quasiment dans les traités d’architecture, et en signalera toutes les descriptions d’architecture par rubrique : colonnes, porte… Ensuite, le pli est pris : si Rabelais semble ne pas oublier que le Poliphile est une narration romanesque, la plupart des lecteurs du XVIe siècle cependant y cherchera des modèles d’architecture (Jean Martin lui-même utilisera certaines gravures de l’édition pour constituer les décors de l’entrée d’Henri II à Paris) ou d’art des jardins. La traduction suivante de Bérolade de Verville en 1600 fera glisser le texte vers l’alchimie, et celle de Popelin au XIXe le ramènera dans le giron du songe, mais la lecture « architecturale » reste celle qui a le plus marqué l’histoire du texte : au XVIIIe siècle encore, le livre se trouve en tant que référence dans les bibliothèques d’architectes comme Soufflot, confirmant par là la réussite du génial trompe-l’œil forgé par Colonna autant que par son truchement.

Martine Furno (Université Stendhal Grenoble 3- CERPHI, Ens LSH Lyon) – 2008

     On a beaucoup commenté l’influence du Poliphile de Martin sur l’histoire de l’architecture renaissante en France. Louis Hautecœur, par exemple, consacre un long développement au travail de Jean Martin dans l’introduction du deuxième volume du premier tome de son Histoire de l’architecture classique en France consacrée à la « Renaissance des humanistes » (1965, p. 111-115) ; mais il est bien en peine de donner des exemples précis et convaincants d’utilisation des planches de l’ouvrage dans des réalisations concrètes. Comme le dit Martine Furno, il faut davantage se tourner vers les architectures éphémères des entrées : il est évident que l’éléphant portant un obélisque (f. 10) a inspiré Martin pour l’entrée de Henri II à Paris en 1549, à la différence que c’est un rhinocéros qui porte l’obélisque. Les différents chars représentés ont eu eux aussi une nombreuse postérité dans les différents cortèges de ces fêtes solennelles. De même, l’art des jardins a su tirer parti des nombreux modèles de fabriques proposés par l’illustration du Poliphile.
En revanche il n’est pas impossible que la traduction de Martin ait eu des échos en Espagne. Delfín Rodríguez Ruiz a souligné plusieurs possibles influences des planches aldines sur l’architecture d’Andres de Vandelvira à Ubedà et Jaén ; mais il fait remarquer que l’une des caractéristiques du style de l’architecte espagnol, l’emploi de rudentures de hauteurs inégales dans les cannelures de ses colonnes, n’a d’autre équivalent en Europe que la planche du folio 101 de l’édition française représentant le tombeau de « Trébia fille de Lucius Sextus Trebius ».

Yves Pauwels (Cesr, Tours) – 2008

Bibliographie critique

F. Colonna, Le songe de Poliphile, traduction de Jean Martin (1546), présentée, translittérée et annotée par G. Polizzi, Paris, Éditions de l’Imprimerie nationale, 1994.

R. Brun, Le livre français illustré de la Renaissance, Paris, Picard, 1969, p. 157.

M. Furno, Une « fantaisie » sur l’Antique : le goût pour l’épigraphie funéraire dans l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna, Genève, Droz, 2003.

G. Goebel, « Poliphile ancêtre du fantastique ? », Lendemains, 2003, 28, 110-111, p. 21-26.

L. Lefaivre, Leon Battista Alberti’s Hypnerotomachia Poliphili. Re-Cognizing the Architectural Body in the Early Italian Renaissance, Cambridge (Mass.)/Londres, MIT Press, 1997.

M. Lorgnet, Jean Martin translateur d’emprise, Bologne, Editrice CLUB, 1994.

G. Polizzi, « Poliphile ou les combats du désir », H. Brunon (éd.), Le jardin, notre double, Paris, Autrement. Série Mutations, 1999, 184, p. 81-100.

D. Rodríguez Ruiz, « Andrés de Vandelvira y después. Modelos perifericos en Andalucia, de Francesco Colonna a Du Cerceau », A. Moreno Mendoza & J. M. Almansa Moreno (éd.), Úbeda en el siglo XVI, Úbeda, El Olivo, 2002, p. 321-367.

H. Zerner, L’Art de la Renaissance en France. L’invention du classicisme, Paris, Flammarion, 1996, p. 282.

 

 

Notice

Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile, deduisant comme Amour le combat à l’occasion de Polia. Soubz la fiction de quoy l’aucteur monstrant que toutes choses terrestres ne sont que vanité, traicte de plusieurs matieres profitables, et dignes de memoire. Nouvellement traduit de langage italien en francois. - A Paris : pour Jacques Kerver, 1546.
Adresse du colophon : Imprimé pour Jacques Kerver marchant libraire juré en l’université de Paris, par Loys Cyaneus, le XX. jour d’aoust, l’an M.D.XLVI.
[6]-157-[1] ff. : titre gravé et imprimé, lettrines et 181 figures gravées sur bois ; in-folio.
La mise en page très complexe intègre les figures au texte et fait varier en diverses figures géométriques la justification du texte.
Les pièces liminaires comprennent le frontispice, le privilège (8 mars 1543), la dédicace à Henri de Lenoncourt, comte de Nanteuil (14 août 1546), l’adresse aux lecteurs de Jean Martin, un éloge de la traduction et la table des chapitres. Au verso du dernier feuillet, figure sur bois d’un terme avec la devise « Ne me praeteri terminus », qui est une marque rare de Kerver (aussi attestée dans le De nobilitate, et jure primigeniorum d’André Tiraqueau, publié en 1549).
La page de titre porte : « Avec privilege du Roy ».
L’attribution des bois gravés, dont une grande partie n’est pas reprise de l’édition aldine, est incertaine et a été attribuée parmi d’autres à Jean Goujon ou à Jean Cousin (Zerner 1996)
Cicognara 615 ; Brunet 17380.
Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Les 1360.
*Notes :
- Reliure de maroquin marron, pourvue d’un décor à la Du Seuil, signée Sollot, relieur à Dole (Jura). Le centre des plats est frappé aux armes de Tinseau de Pouilly, famille messine (à un bras mouvant de senestre, tenant un rameau d’hysope à trois branches du second, et portant la devise « Humilia tene »). Est-ce une trace de la reliure ancienne qui aurait été reproduite sur la reliure du XIXe siècle ?
- De la collection de l’architecte Joseph Lesoufaché (1804-1887), qui fut donnée par sa veuve à l’École des Beaux-Arts en 1889.
- Deux ex-libris manuscrits sur la page de titre : « Jacquemet » ( ?), écriture du XVIe siècle, rayé, et la mention « Acheptez a Dole de la biblioteque de mons. et consellier Hierosme ( ?) Colin » (écriture du XVIe siècle). La date de 1549 est aussi portée sur la page.