LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s) Desargues, Girard
Titre Exemple de l’une des manieres universelles... touchant la pratique de la perspective...
Adresse [Paris, J. Dugast, 1636]
Localisation Paris, BnF, V-1537 (3) (Gallica)
Mots matière Perspective
Transcription du texte

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     De tous les ouvrages de Desargues l’Exemple est certainement celui qui a été le plus commenté. L’opuscule de 12 pages illustré d’une seule planche, publié en 1636 avec un privilège daté de 1630, a intéressé en premier lieu les architectes, les artistes et les graveurs, puis les mathématiciens, les historiens de l’art, les historiens des sciences et les philosophes. Quoiqu’il ait été tiré à peu d’exemplaires (on en connnaît actuellement cinq), le monde savant s’en est emparé dès sa parution et même avant. Ainsi Mersenne écrit-il à Peiresc dès 1634 : « vous verrez peut-être bientôt un petit traité de perspective plus succulent que tout ce que vous en avez jamais vu, quoique plus court ». Cette plaquette d’un« des grands esprits de ce temps, & des plus versez aux Mathématiques »,selon la formule de Pascal, suscita entre 1641 et 1643 un débat scientifique houleux, notamment avec Jacques Curabelle, accusé par Desargues de « malignité venimeuse » et « d’impostures diffamatoires », et avec Jean Du Breuil, auteur en 1642 d’une Perspective practique qui, selon Desargues, exposait « sa Manière Universelle de Perspective [de manière] imparfaite, difficile et fausse dans ce Livre de Copies ».
     En 1647-48 parut l’ouvrage d’Abraham Bosse, Manière universelle de Mr. Desargues pour pratiquer la perspective par petit-pied, comme le géométral. Desargues avait instruit Bosse qui non seulement exposa par le menu la méthode arguésienne, mais aussi l’enseigna dans la toute nouvelle Académie Royale de Peinture et de Sculpture dès 1648. Cet enseignement fut l’objet d’un autre débat sur l’asservissement des arts du dessin aux lois des perspectives linéaire et aérienne et se conclut par l’exclusion de Bosse en 1661. À la fin du traité de Bosse est réimprimé l’ouvrage de Desargues de 1636 et c’est essentiellement par cet ajout que la Perspective de ce dernier fut connue. La méthode que Desargues y expose se décompose en deux grandes idées. La première est qu’il y a conformité de méthode dans le repérage d’un point donné dans l’espace euclidien et le repérage de la représentation en perspective de ce même point dans le tableau. Pour illustrer ce propos il considère la représentation d’une cage, à base carrée, terminée en pointe par le haut et quelque peu enterrée en bas. Il projette les points principaux de cette cage sur un plan horizontal que Bosse appelle « plan géométral » et Desargues « assiette du sujet », ce qui donne un carré. Dans ce même plan il indique aussi la projection [ab] du tableau vertical et celle de l’œil de l’observateur placé à une distance donnée du tableau. Les points sont alors repérés par leurs distances à deux droites, l’une passant par [ab] et l’autre lui étant perpendiculaire.
     Ces distances sont mesurées avec une unité de longueur donnée, appelée « petit pied ». Elles sont reportées sur le « devis » selon une pratique usuelle de différents corps de métier. Pour les élévations des points du sujet Desargues trace des segments de longueurs correspondantes. Ce repérage se transpose alors au tracé perspectif à condition de construire une « échelle des éloignements » permettant de déterminer la distance de chaque plan parallèle au tableau, et de construire dans chacun de ces plans de front une échelle des mesures ou comme dit Bosse, une « échelle des pieds de front » correspondante. Si la construction de cette dernière ne pose pas problème, en revanche l’échelle des éloignements n’est pas immédiate. Les traités de perspective du début du XVIe siècle (au moins depuis Viator) utilisaient couramment sur la ligne d’horizon le point de fuite principal, projection du point de l’œil sur le tableau, et les points de distance qui, de part et d’autre du point de fuite principal, était à une distance d de celui-ci, égale à la distance d de l’œil au tableau. Selon la position de l’œil ces points pouvaient être hors du champ de l’ouvrage, rendant la construction classique impossible.
     La seconde idée de Desargues est qu’en modifiant l’échelle des petits-pieds utilisée dans l’étude géométrale préliminaire, on peut effectuer des constructions d’échelles d’éloignements entièrement dans le tableau. En diminuant dans les mêmes proportions le petit-pied de base et la distance d de l’œil au plan du tableau, il propose une construction géométrique simple pour positionner les plans frontaux situés à 1, 2, 3… petits-pieds du plan du tableau. De plus, si la distance d de l’œil est choisie comme unité de longueur, il construit très facilement, en utilisant seulement des rapports numériques simples, une échelle des éloignements assez grossière positionnant des plans frontaux situés à des distances d, 2d, 3d… du plan du tableau. En jouant subtilement sur ces deux constructions, il positionne dans le perspectif tous les points principaux de sa cage et peut donc en tracer la perspective. Desargues indique que les règles générales ainsi exposées sur cet exemple « se demonstrent avec deux seules propositions manifestes & familières à ceux qui sont disposez à les concevoir ». Le théorème de Thalès peut justifier ces constructions, mais l’auteur avait peut-être d’autres propositions en tête, notamment celle des pages 336-337 (pl. 151) rééditée dans le traité de Bosse.
     C’est surtout sur les constructions des échelles des éloignements et des mesures que Desargues est accusé de plagiat. Jacques Curabelle, dans son Examen des œuvres du Sr. Desargues de 1643 prétend que « la manière universelle du Sieur Desargues… n’est point d’autre manière que celle de la plus part de nos anciens » et attribue à Jacques Alleaume l’invention de la construction de l’échelle des éloignements, décrite en 1628 dans son Traité de perspective resté, semble-t-il, à l’état de manuscrit. Curabelle indique aussi que l’Abregé ou racourcy de la perspective par l’imitation de Vaulezard, paru en 1631, contient un compas de perspective « qui n’est autre chose que la construction de eschelle des esloignemens, & sans sortir du champ de l’ouvrage ». Autrement dit, la seconde idée de Desargues était dans l’air du temps ; Mersenne affirmera plus tard que « ceux qui ont leu & compris la manière universelle de M. Desargues… confessent qu’elle surpasse en abregé de pratique tout ce qui en a esté donné jusques à present, & qu’il avait raison l’an 1636 de se dire l’inventeur de la méthode universelle… ».
     On peut s’étonner que la géométrie arguésienne s’exprime dans ce traité par des mesures de longueur. En fait, l’objectif principal de Desargues est de « pure pratique ». Comme il l’indique en 1647, s’« estant aperceu, qu’une bonne partie d’entre les pratiques des arts, est fondée en la Geometrie ainsi qu’en une baze assurée… », il eut pour les ouvriers de main « le desir & l’affection de les soulager » en cherchant et en publiant « des règles abregées de chacun de ces arts ». En revanche, en 1636, Desargues n’a pas encore approfondi mathématiquement comment l’éloignement des objets peut se traduire par l’utilisation« du fort & du faible coloris ». Prudemment il indique que « la demonstration est mélée en partie de Geometrie, en partie de Phisique, & ne se trouve en France encore expliquée en aucun livre public ». Mais Bosse s’en chargea, avec son appui, en 1647.
     Desargues complète son étude en indiquant l’aide possible « d’instruments fondés en démonstration géométrique ». Il cite à ce propos un traité publié à Rome, sans doute celui de Scheiner de 1631 dans lequel figure un pantographe. En 1643 il donne la construction d’un compas que l’on retrouve, planche 119, dans le traité de Bosse. La plaquette se termine, pour les théoriciens, par quelques propositions géométriques générales, accommodées ici pour la perspective. Elles sont peut-être les prémisses de ses travaux mathématiques ultérieurs si l’on croit, ce qui est parfois contesté, que la perspective est une anticipation rationnelle de la géométrie projective (Peiffer 1998). Enfin, pour faire bonne mesure, il donne dans les deux dernières lignes un problème de géométrie, véritable défi lancé à la communauté scientifique, selon une pratique à la mode au XVIIe siècle.

Jean-Pierre Manceau (Tours) – 2017

 

Bibliographie critique

J. Curabelle, Examen des œuvres du Sr. Desargues, Paris, Hénault, 1644.

N.-G. Poudra, Histoire de la Perspective ancienne et moderne, Paris, Corréard, 1864.

N.-G. Poudra, Œuvres de Desargues..., Paris, Leiber, 1864. 2 vol.

R. Taton, L’œuvre mathématique de G. Desargues, Paris, PUF, 1951 (rééd. Paris, Vrin, 1981 & 1988).

J. Dhombres & J. Sakarovitch (éd.), Desargues en son temps, Paris, Blanchard, 1994.

R. Laurent, « La perspective et la rupture d’une tradition », in Desargues en son temps, Paris, Blanchard, 1994, p. 231-243.

J. Peiffer, « L’histoire de la perspective au XXe siècle : une déconstruction », La Gazette des mathématiciens, 78, oct. 1998, SMF, Paris 1998, p. 63-75.

M. Le Blanc, D’acide et d’encre. Abraham Bosse (1604 ?- 1676) et son siècle en perspective, Paris, CNRS Éditions, 2004.

J.-P. Manceau, « Abraham Bosse, un cartésien dans les milieux artistiques et scientifiques du XVIIe siècle », S. Join-Lambert & M. Préaud (éd.), Abraham Bosse savant graveur, Paris/Tours, Bibliothèque nationale de France/Musée des Beaux-Arts de Tours, 2004, p. 53-63.