LES LIVRES D’ARCHITECTURE
Auteur(s) |
Procope de Césarée
Suallemberg, Adam (traducteur) |
Titre |
De Justianani Imp. ædificiis libri sex... |
Adresse |
Paris, C. Wechel, 1537 |
Localisation |
Besançon, Bibliothèque municipale, 215788 |
Mots matière |
Édifices antiques |
English
La première traduction latine des six livres Peri ktismatôn (c553-555) de Procope de Césarée vit le jour à Paris en 1537, chez l’imprimeur Chrétien Wechel. Cette édition est due à l’initiative de deux humanistes liés aux cercles culturels de l’Empire, Frans van Craneveldt, le traducteur, et Adam Suallemberg, l’auteur du commentaire. Craneveldt, conseiller d’État de Charles Quint, avait des rapports épistolaires avec Thomas More et connaissait Juan Luis Vives, dont il préfaça le De veritate fidei christianae... (Bâle, Oporinus, 1543). Très attentif donc aux questions religieuses qui se posaient à son époque, il s’était dédié à l’étude des textes concernant l’histoire chrétienne. Il signa la dédicace du De ædificiis à Nicolas Perrenot de Granvelle, le père d’Antoine, datée de 1534. Il y explique les raisons qui l’ont amené à faire cette traduction : avant tout, il s’agissait de rendre accessibles les livres de Procope au-delà du cercle très restreint des hellénistes, « nec legi poterant nisi graece scientibus », allusion à l’édition princeps publiée à Bâle en 1531, rééditée à Paris en 1543. Avant cette date, et spécialement dans l’Italie du Quattrocento, le texte n’était connu que par la grande circulation de codices des XIIIe et XIVe siècles. Le commentaire de Suallemberg, essentiellement philologique et érudit, n’offre que bien peu d’informations intéressant l’histoire de l’art. À la fin de chaque livre, il contrôle les noms et les toponymes en utilisant les lexiques d’Étienne de Byzance ou de Suidas, ou les textes d’histoire ecclésiastique, d’Eusèbe à Socrate. On doit aussi à Suallemberg la publication, à Paris, de la Cebetis Tabula (C. Wechel, 1539), rééditée en 1547 et 1561 : c’est un texte allégorique, et dans un certain sens iconologique – au moins du point de vue des historiens de l’art moderne – qui attire particulièrement l’attention, dans ces années qui sont celles des grandes entreprises décoratives de Rosso Fiorentino et de Primatice. Procope exaltait la figure d’un empereur chrétien, Justinien, dont la pietas et la magnificentia étaient attestées par les extraordinaires édifices sacrés qu’il avait fait édifier à Constantinople et dans tout l’Empire d’Orient : l’Empereur avait ainsi donné un exemple dont, selon Craneveldt, tous les princes de l’Europe moderne devaient s’inspirer (« utinam principes Christiani omneis his atque similibus exemplis veterum principum ad simile studium accendantur, ac aedificatores appellari malint, quam bellatores »). En réalité, une affirmation de ce type devait implicitement entrer en résonnance avec les polémiques antiromaines encore diffuses qui mettaient en cause depuis les premières années du XVIe siècle les tentations paganisantes qui se manifestaient dans les arts visuels et l’architecture de la Renaissance. Il est clair que ces polémiques concernaient aussi le monde culturel et politique français de ces années. La trattatistica architecturale vitruvienne n’y est pas encore affirmée ; elle ne le sera que dans la décennie suivante, celle des années 1540, grâce à l’impulsion donnée par les initiatives artistiques de François Ier. Néanmoins se mettent alors en place les premières tentatives notoires d’historiographie architecturale nationale, parmi lesquelles on remarque particulièrement les guides de Paris édités par Gilles Corrozet à partir de 1532, constamment amplifiés et actualisés jusqu’à la fin des années 1560. Ils ne se contentent pas de récapituler l’histoire monumentale de la capitale, des plus anciens édifices gallo-romains jusqu’aux plus fastueuses, spectaculaires et mystérieuses églises gothiques ; ils les exaltent aussi comme témoignages de la magnificence des rois de France, pour autant qu’elles sont historiquement liées à l’initiative personnelle de tel ou tel monarque (Occhipinti, 2001, p. XXXV-LXII).
Comme en vérité Craneveldt le laisse entendre, la fortune du De ædificiis de Procope au XVIe siècle est due précisément au fait que l’ouvrage se présente comme un texte architectural qui n’est pas vitruvien : un texte non pas technique, mais plutôt un texte de célébration, avec un caractère officiel, encomiastique, dans lequel se trouvent des descriptions d’architecture non vitruvienne concernant des édifices sacrés chrétiens. La description, dans cette vision alternative au vitruvianisme, insiste sur l’exaltation de valeurs proprement non classiques et non vitruviennes, valeurs vers lesquelles, dans ces années de Contre-Réforme, les hommes d’église, à Rome même, seront amenés à se tourner en toute conscience. On pense à l’importance psychologique de la coupole, qui couronne l’édifice chrétien, et à ses valeurs symboliques. L’écrivain byzantin tendait à mettre en évidence les effets les plus suggestifs et les plus irrationnels que les architectures sacrées pouvaient produire sur les observateurs – c’est-à-dire sur les fidèles. À propos des édifices, de Sainte-Sophie en particulier, il évoquait un espace dilaté et incommensurable, une grandeur prodigieuse qui était davantage le fruit d’une capacité de conception divine, d’une inspiration céleste, que le résultat de calculs mathématiques et rationnels effectués en toute conscience (ce qui ne veut pas dire que Procope n’avait pas la compétence technique nécessaire pour apprécier ces dispositifs géométriques subtils qui, comme dans le cas de la complexe solution statique mise en œuvre pour monter les coupoles du vestibule du palais impérial de Constantinople, allait par la suite jouer un rôle si important dans l’architecture ottomane. Décisive est la manière dont Procope exalte l’aspect ineffable, indicible, des grandeurs et des hauteurs, perçues en toute subjectivité (« et longissimum et latissimum non absurde dici possit : pulchritudine vero inexplicabili », p. 4). Aucune importance n’est accordée à la grammaire des ordres et au système antique des proportions et des mesures, inexorablement tombés en décadence en même temps que le monde païen, face à l’« horreur » suscitée par une coupole d’une hauteur et d’une grandeur aussi extraordinaires, celle de Sainte-Sophie, qui semblait ne tenir suspendue en l’air que par l’effet de quelque prodige, sans qu’il soit possible « artis excellentiam intelligere » (p. 5). De la même manière, Procope exalte l’ineffabilité des superbes matériaux précieux dont la luminosité, reflétant la lumière, contribue encore à l’effet suggestif, voire mystique, de l’ensemble de l’édifice. En définitive, s’impose ici l’idée d’une architecture comprise comme spectacle offert à la vue (« spectaculum videntibus », p. 3), idée peu différente, au fond, de celle qui inspire les descriptions des églises gothiques françaises au Cinquecento, par exemple celles de la prose de Corrozet, absolument non vitruvienne mais descriptive et souvent très riche en remarques techniques concernant même la statique.
Procope ne pouvait qu’éveiller aussi un grand intérêt dans la Rome des années du Concile de Trente. Benedetto Egio, humaniste lié au cercle des Farnèse, crut absolument nécessaire de traduire l’ouvrage en vulgaire (Procopio Cesariense degli edifici di Giustiniano Imperatore, Venise, M. Tramezzino, 1547). L’antiquaire Onofrio Panvinio, qui travaillait dans le même milieu intellectuel, considérait que Procope faisait partie des sources fondamentales de l’histoire ecclésiastique (un peu comme si, dans des temps beaucoup plus proches de nous, Julius von Schlosser avait compté Procope parmi les sources fondamentales de l’histoire de l’art). Andrea Gilio, dans le dialogue Degli errori e degli abusi de’ pittori circa l’istorie (Camerino, A. Gioioso, 1564), cite entre autres les passages du De ædificiis qui décrivent les mosaïques de l’Augustéion de Constantinople narrant les hauts-faits de la guerre sainte remportée par Justinien sur les Vandales, les Goths et les Perses : il considère que ces mosaïques donnent un exemple admirable de narration illustrée en même temps que commémorative. C’est de cet exemple, dit Gilio, que Filarete aurait dû s’inspirer pour les storie de la porte de bronze de Saint-Pierre. Les Vite de Vasari, en 1550, se font elles aussi l’écho, d’une certaine façon, de la résurrection moderne de Procope. La notion de l’« horrible » – l’adjectif « orribile » est utilisé dans le texte italien du De aedificiis d’Egio en 1547, en équivalent du « terribile » latin employé dans la traduction de 1537 – est très proche de l’idée du « terribile » qui apparaît sous diverses formes dans les Vite. Le « terribile » vasarien renvoie, entre autres, à ce type de beauté artistique qui s’apprécie à un niveau supérieur à celui des capacités d’évaluation rationnelles du spectateur. De même que la beauté de la coupole de Sainte-Sophie s’impose au-delà des mesures objectives et des proportions, de même la beauté des œuvres de Michel-Ange, par exemple, ne peut s’apprécier qu’en dehors de toute référence aux règles et aux mesures, et le langage michélangelesque, extrêmement douloureux et personnel, mais aussi divin et surhumain, ne peut qu’apparaître sublime. Dans les mêmes années, Pirro Ligorio, auteur d’une gigantesque encyclopédie antiquaire demeurée manuscrite, menait lui aussi une polémique explicite contre les architectes et les auteurs de traités coupables de réduire à de froides règles la beauté et la créativité (la polémique visait surtout Palladio). Et la prose de Ligorio se laisse aller à de nombreuses reprises à des moments d’exaltation, lorsque l’artiste est confronté à la beauté surhumaine et irrationnelle, définie précisément comme « horrible », des statues et des architectures antiques qu’il admire dans leur état de ruine. Une telle approche dans la confrontation avec l’architecture et les œuvres d’art réapparaît tout au long du Cinquecento dès lors qu’il s’agit de mettre en cause la spécialisation technique, incapable de traduire un sentiment authentique de la grandeur antique. Montaigne, dans les Essais, ne perd jamais l’occasion de tourner en ridicule les auteurs de traités et les techniciens spécialistes de Vitruve qui se fourvoient dans les règles et les mesures avec la vaine conviction que leurs études pourront faire renaître l’architecture antique. En revanche, dans son Voyage, il a laissé des descriptions très vivantes de plusieurs monuments romains, dans lesquelles l’adjectif « horrible » apparaît en relation avec la beauté déconcertante des ruines.
Sur la réception de Procope en France, on ne peut encore qu’avancer des hypothèses. Dans un pays où les auteurs de guides et les historiographes de la dynastie célèbrent le mythe du rex artifex, un aspect au moins du mécénat de Justinien devait avoir un vif reflet, par l’entremise du texte de Procope, sur le mécénat de François Ier : le fait que Justinien avait souhaité faire venir les meilleurs artistes et les maîtres les plus renommés d’au-delà des frontières de l’Empire, pour faire de Constantinople une ville magnifique, une « seconde Rome ». De la même façon, François Ier avait invité des maîtres italiens pour embellir le domaine de Fontainebleau ; mieux, par les commandes faites à l’atelier de Primatice des copies de bronze des plus fameuses statues du Belvédère, Fontainebleau était vraiment devenue aux yeux des contemporains, comme le remarquait déjà Vasari, une « seconde Rome ». Or l’origine byzantine, ou plutôt constantinienne, du mythe de la seconde Rome n’a pas échappé au commentateur du De ædificiis en 1537 (p. 28).
Par ailleurs, la mise en œuvre du programme antiquaire ardemment désiré par François Ier, qui prévoyait la reproduction en bronze des statues du Belvédère évoquées plus haut, envisageait la réalisation d’une réplique en bronze du célébrissime monument équestre de Marc-Aurèle. Seul le cheval fut fondu (quoique rapidement disparu, il donna son nom à la cour « du cheval blanc » au château de Fontainebleau). Mais il ne serait pas extraordinaire que dès les années 30 François Ier ait eu l’ambition de se voir célébré par l’œuvre d’un artiste capable de surmonter toutes les difficultés techniques inhérentes à la fonte d’un portrait équestre. De fait, Giovan Francesco Rustici en reçut la charge en 1531, mais l’entreprise ne fut pas même commencée. Quoi qu’il en soit, une telle ambition monarchique manifestée par le désir d’un portrait équestre en bronze, devait trouver dans le De ædificiis un puissant aiguillon, d’autant plus qu’il était parfaitement en harmonie avec l’idéologie de la célébration du princeps chrétien. En effet, Procope décrit le monument équestre de Justinien, en bronze, avec un cheval marchant à l’amble comme celui de Marc-Aurèle, placé au sommet d’une colonne qui s’élevait à proximité de Sainte-Sophie. L’artiste qui l’avait réalisé était selon Procope un « plastes », c’est-à-dire un fondeur ; et c’est précisément avec le mot « plastes » que Fausto Sabeo da Brescia célèbre dans ses épigrammes Primatice, lequel était responsable à la cour d’un programme sans précédent en France, que Sabeo, bibliothécaire de la Vaticane, connaissait parfaitement. D’ailleurs Suallemberg met bien en évidence (p. 28) les effets symboliques et commémoratifs du portrait équestre en bronze dédié au souverain triomphateur ; un peu plus loin (p. 29), le commentateur s’attarde sur les noms de Phidias et Praxitèle, faisant allusion à la Vénus de ce dernier, sans savoir que Primatice devait, peu de temps après, réaliser une copie de bronze du prototype grec, qui aurait contribué à la métamorphose de Fontainebleau en « seconde Rome ».
Carmelo Occhipinti (Università di Roma Tor Vergata) – 2009
Bibliographie critique
C. Occhipinti, Carteggio d’arte degli ambasciatori estensi in Francia (1536-1553), « Rex artifex », Pise, Edizioni della Normale, 2001, p. XXXV-LXII.
C. Occhipinti, « Sulla fortuna di Procopio di Cesarea nel XV secolo: il ‘Giustiniano’ di Costantinopoli e i primi monumenti equestri di età umanistica », Rinascimento, 42, 2002, p. 351-380.
C. Occhipinti, Pirro Ligorio e la storia cristiana di Roma (da Costantino all’Umanesimo), « L’‘ecfrasi’ di Procopio e la cupola cristiana (da Brunelleschi a Michelangelo) », Pise, Edizioni della Normale, 2007, p. 185-207.
C. Occhipinti, « L'Alberti e l’‘ecfrasis’ bizantina, tra Firenze (1436) e Ferrara (1443). Osservazioni sulla cupola cristiana, dal Brunelleschi a Michelangelo », F. Furlan & G. Venturi (éd.), Gli Este e l'Alberti : Tempo e misura, Pise/Rome, Serra, 2010, 1, p. 63-71.
Notice
Procopii rhetoris... de Justiniani imp. aedificiis libri sex [Texte imprimé]... latinitate donati per Franciscum Craneveldium,... Cum annotationibus... Theodorici Adamaei, Suallembergi - Parisiis : C. Wechel, 1537.
In-4, pièces liminaires, 154 p.
Besançon, Bibliothèque municipale, 215788.
*Note :
- Parchemin.
|