GALLIA ROMANA

Corpus des textes et représentations
des antiquités gallo-romaines (XVe siècle - XVIIe siècle)

Notice

Ville Vers-Pont-du-Gard (Gard, 30)
Sujet(s) Pont du Gard
 
Auteur(s) Deyron, Jacques
  Antiquaire nîmois (16.. ?-1677)
Support Imprimé
Date 1656
Inscription
Références Deyron 1656, p. 57-64, 101-105
Bibliographie Provost 1999-2, p. 736 ; Lemerle 2005, p. 88-91
Remarques

Le pont du Gard fut sans doute le monument gallo-romain le plus universellement admiré. Deyron reprend le texte à quelques détails près dans son édition de 1663 (p. 101-106, 144-147)

Transcription 

« Le grand Acqueduc du Pont du Gard, dont les celebres restes se voyent encore, iusques dans nostre ville de Nismes, bien qu’il ait donné vn beau sujet de parler de [58] luy à tous nos Antiquaires ; Si est-ce que tous s’en sont fort abstenus, & nous ont priué de la relation de l’vn des plus grands ouurages d’Architecture que la magnificence Romaine ait jamais produit. Il commence de prendre dans leur source, les eaux de la fontaine d’Evre, au delà de la ville d’Vzez, & auec son iuste niueau, qu’il conserue sur les petites montagnes de son voisinage, trauerse la riuiere du Gardon, à l’endroit de deux montagnes qui la serrent : & porté de l’vne à l’autre de leurs cimes par le superbe Pont du Gard, & conduit par nos montagnes ; enfin se rend dans nostre Ville. Si son cours estoit direct, il n’auroit que trois lieuës de long : mais pour chercher la pente raisonnable, il en fait trois fois autant. Il est de quatre pans de largeur, contenu par deux murailles aux flancs, voûté & paué de tres-bonne maçonnerie ; porté dans les lieux bas par des arcades, comme à Vez : Le rocher coupé aux lieux hauts, comme à Vsez, & à nostre deuoix de Saint Bausile. Les eaux conduites par cet Acqueduc auoient trois vsages principaux : L’vn est qu’elles seruoient à la Religion de nos anciens Nemausiens ; le deuxiesme à leur diuertissement, & le troisiesme à leur vtilité. Pour le premier, elles estoient prises de la Fontaine d’Evre, qui auoit quelque chose de sa[59]cré en ses ondes, comme estimoient nos anciens Peres dans les tenebres de leur paganisme. Cela se collige d’vne vieille inscription en lettres Latines sur vne pierre dure, qui fut trouuée dans les masures d’vn bastiment au bassin de cette Fontaine, maintenant portée & employée en vne muraille du Chasteau du Duché d’Uzez, en ces mots : SEX. POMPEIVS COGNOMINE PANDVS QVOIVS ET HOC AB AVIS CONTIGIT ESSE SOLVM AEDICVLAM HANC NVMPHIS POSVIT QVIA SAPIVS VSSVS HOC SVM FONTE SENEX TAN BENE QVAM IVVENIS. Et de là elles estoient renduës finalement dans le bassin de nostre Fontaine ; ce qui paroist visiblement, de ce qu’apres que nostre insigne aqueduc s’est rendu sur le coupeau d’vn petit tertre dans nostre vieille ceinture de Nismes, qui joint maintenant le jardin de Monsieur le Viguier d’Albenas ; auquel endroit nous le voyons encore. Il se diuise en deux ; l’vn pour porter ses eaux dans nostre Amphiteatre ; & l’autre continuë sa voicture vers nostre Fontaine : Et parce que le lieu d’entre-deux estoit vn peu bas, l’acqueduc de la Fontaine estoit soustenu par des arcades qui sont encores apparentes contre la muraille du Verger de Monsieur de Vestric Baudan, qui entretiennent iustement le niueau pour estre versées dans son bassin. Ces arcades sont de mes[60]mes materiaux, & ordre d’Architecture que celles qui portent encore le mesme acqueduc à Vez, & nous donnent vne preuue certaine & demonstratiue, que ces eaux de la Fontaine d’Evre estoient portées dans nostre Fontaine de Nismes. Elles y estoient aussi fort necessaires, parce que nostre Fontaine est vn torrent qui dure fort peu de iours, apers vne grosse pluye : Et neantmoins nos Peres auoient besoin d’vne grande abondance d’eaux pour les sacrifices & les autres mysteres de leur Religion, qu’ils exerçoient solemnellement dans leur Temple d’Osiris & d’Isis, auiourd’huy appellé de Diane, qui est basti tout ioignant nostre Fontaine. Les principales ceremonies employées au seruice de ces fausses Diuinitez, estoient de noyer leur Dieu Apis dans vne grande fontaine ; d’vser de reïterées ablutions en leurs sacrifices ; de porter vne cruche d’eau en leurs processions ; parce que leurs adorateurs croyoient que toutes les eaux vtiles estoient le découlement d’Osiris, comme ont rapporté Plutarque au traité d’Isis & d’Osiris, & Du Verdier en ses Images des Dieux.
L’agreable vsage que nos anciens habitans de Nismes prenoient des eaux de leur grand acqueduc, consistoit aux spectacles Hidrauliques, qu’ils auoient dans nostre Amphiteatre. La [61] quantité d’eaux necessaire en iceux, pour les pesches, naulages, & combats nauaux, estoit plus grande que celle dont nostre fontaine les pouuoit fournir : Et leurs jeux & leurs exercices, qui estoient representez en toute saison, leur eussent esté rendus impossibles, & l’Amphiteatre inutile, au temps que quelque celebre euenement leur donnoit enuie de les voir, qui se trouuoit souuent en celuy de la bassesse de nostre fontaine. Voila pourquoy ils auoient besoin des eaux perpetuelles & abondantes de la fontaine d’Evre, qui leur estoit la plus prochaine & la plus abondante. Le profit en estoit grand : Car cet Acqueduc apres auoit communiqué la sainteté de ses eaux aux sacrifices ; l’abondance aux spectacles ; enrichissoit de ses tresors la sterilité de nostre campagne ; fournissoit à la boisson de nos hommes & de nostre bestail, & à la netteté & à la salubrité de nostre Ville. Vn moindre Acqueduc en dériuoit au lieu de Besouce, où il est encore en estat, & y donne commencement à nostre riuiere du Vistre. Vn autre à la combe de Fontauron qui passe par le plan de la Bouissiere, fournissoit les Masages de Luc ; & par vn moindre, le village de la Garne. Le reste des eaux qui estoit porté à Nismes, apres auoir fourni au Temple & à [62] l’Amphiteatre, estoit distribué aux termes & aux bains, dont il nous en reste vn à la Garne auec des Estuues, que j’y ay trouuées presque entieres, & vn autre à Nismes au verger de Monsieur Fournier Bourgeois. Où les eaux de la fontaine d’Evre, sur des pauez d’Agripine, ou à la Mosaïque, soulageoient nos habitans des extremes chaleurs de leur climat : Et apres auoir fourni nos puits de ses eaux claires & limpides, par des petites Acqueducs ; elles emportoient dans les grands, la bouë des cloaques & toutes les saletez de la Ville. Ce triple employ des eaux de nostre grand Acqueduc nous est symboliquement signifié contre le superbe Pont du Gard qui le porte. Le premier vsage de ces eaux qui fournissoient au Temple de la Deesse Isis, nous est enseigné par l’Image à demy relief de la mesme Deesse, qui se trouue esleué contre cet Illustre bastiment, au rapport de Monsieur Borrel en ses Antiquitez de Castres. Le deuxiesme effet de ces eaux traduites, estoit d’en fournir nostre Amphiteatre ; ce qui est marqué contre le mesme bastiment du Pont du Gard, par ces trois lettres singulières A.E.A. au rapport du mesme sieur Borrel ; lesquelles lettres doivent estre estenduës en ces mots : Aqua Emissa Amphiteatro. Et le troisiesme [63] est Typique & figuratif de la generation des fruits, & de l’abondance de nostre campagne, que les eaux de cet Acqueduc arrousoit. C’est l’Image en mesme relief du Priape découlant d’Osiris, que nous voyons aussi contre ce Pont du Gard : Car la chaleur naturelle qui est attribuée au Soleil, adoré sous le nom d’Osiris, a l’humide radical qui découle de cette partie, sont les principes de la generation qui luy est rapportée ; & le font estimer la source de vie en tout l’Vniuers : Estant alors en ces eaux les veritables causes de la fecondité de nos terres. Estant digne de remarque & de plus grande speculation ; qu’en la conduite de ce grand Acqueduc, nos anciens Nemausiens ont tousiours meslé la sainteté pretenduë des eaux de la fontaine d’Evre, à la bonté de nos eaux prophanes ; ayans deriué du grand, vn moindre Acqueduc, au lieu où est la source de la riuere du Vistre ; vn autre en celuy d’où sort la fontaine de la Garne, vn autre à celle de Fontauron, & vn autre pour mesler le reste dans le bassin de nostre fontaine de Nismes. Et ils n’ont iamais laissé sortir l’eau de leur grand Acqueduc en aucun endroit qui ne verse dans le bassin de quelqu’vne de nos sources. Le Pont du Gard basti seulement pour porter [64] nostre grand Acqueduc bien haut, à trauers la riuiere du Gardon : est construit de trois rangées d’Arcades l’vne sur l’autre, faisant cent trente-quatre canes de longueur ; trente & vne cane de hauteur sur les eaux de la riuiere, & trois canes quatre pans de largeur. Il a esté fait auec l’Acqueduc, incontinent apres l’Amphiteatre, pour luy seruir : Et tous les deux n’en sont que des dépendances & des accessoires, lesquels considerez tout ensemble, monstrent clairement à tout le monde, que c’est le plus merueilleux bastiment de la terre ; & la plus orgueilleuse production d’Architecture, qu’ait jamais produit le plus grand & le plus superbe Empire de l’Vniuers. […]
[101] Il est vray que le constructeur du pont du Gard est incertain & inconnu ; ie n’ay rien dit de contraire à cela : Et il estoit bien inutile d’employer le tesmoignage de Michel de l’Hospital, et de Theodore de Bese, qui ont esté dans cette ignorance : Mais Monsieur de Guiran a esté aussi bien hardy de la reprocher a ces grands hommes ; & porter plus auant qu’eux ses legeres presomptions. Il les fait pour Marcus Agripa : Et les fonde [102] sur ce que ce Romain fit pauer des chemins militaires dans la Gaule, & y fit faire des ponts & des acqueducs : Ce qu’il ne prouue pas. Nie que ces lettres singulieres A.E.A. se trouuent sur ce pont, ny qu’elles signifient Aqua emissa Amphiteatro, ains plutost Agripa est Author, ou (dit-il) quelque chose semblable. Si Agripa estoit le constructeur du pont du Gard, comme dit Monsieur Guiran, il le seroit aussi de l’Amphiteatre ; puis que le pont du Gard n’est qu’vn accessoire & vne dependence de ce grand bastiment, & qu’il n’est pas fait principalement, que pour y porter les eaux de la fontaine d’Vzez. D’où s’ensuit que l’Amphiteatre est plus ancien que l’acqueduc & le pont qui le porte. Or il est certain que l’Amphiteatre n’a pas esté construit que despuis que Nismes a esté fait colonie Romaine, & le siege d’vn proconsul ; qui ne fut que l’an sept cens vingt-cinq de la fondation de Rome. Car la bataille Actiatique fut donnée l’an sept cens vingt-trois de la mesme fondation. Le Royaume d’Egipte reduit en Province l’an sept cens vingt-quatre, & l’enuoy de nostre colonie l’année d’apres. Et que Marcus Agripa qui en fut le conducteur, mourut l’an sept cens quarante trois : Et ainsi il ne suruesquit cette conduite, que dix-sept ans. Pendant lesquels il fut Consul vne année à Rome [103] auec Auguste ; six ans Tribun en deux fois : Gouuerneur d’Italie vn an ; fit deux campagnes en Pannonie, vn autre en Asie ; & ne fut proconsul en Gaule qu’vne année, qu’il employa a repousser les Allemans qui auoient passé le Rhin. Estant impossible que dans le peu de temps vtile qui luy resta, apres ces emplois ; il peut faire construire l’Amphiteatre, le pont du Gard & l’aqueduc de Nismes, qui sont des ouurages grands & énormes, qui surmontent la puissance de tous les plus grands Potentars de l’Europe. Que s’il m’est permis de presumer sur cette matiere, à l’exemple de Monsieur de Guiran : Sauf le respect de Messieurs de l’Hospital & de Bese : Il est vray semblable que ce fut l’ouurage d’Antoninus Pius, parce qu’il regna plus de vingt-trois ans, & qu’il estoit originaire de Nismes. Cette vray semblance se fortifie par la consideration du constructeur qui estoit vn Empereur qui affectionoit le lieu de son origine ; remarqué par l’Histoire, pour estre vn grand amateur du theatre, & de ses exercices, qui pouuoit employer en cette construction, tous les grands & immenses tresors de l’Empire Romain. Au lieu que Agripa ne fut qu’vn proconsul des Gaules durant vne année, qui n’y pouuoit mettre que les tributs de ses Prouinces, apres en auoir distraict les fraix [104] de la guerre qu’il mena contre les Allemans. Le desny que fait Monsieur Guiran, que les lettres A. E. A. soient grauées au pont du Gard : N’y l’Image d’Isis ; est vn dementy à Monsieur Borel en ses antiquitez de Castres, aussi bien qu’a moy : Et quelles soient mieux estendües Agripa est Author, est renuetser les reigles de la Grammaire, qui recognoissent incongruité, à dire l’Autheur d’vn bastiment, pour en signifier le constructeur. Aussi cela resisteroit à l’vsage des Romains, qui ne mettoient pas sur leurs bastimens ; Le nom de leurs directeurs ou constructeurs, parce qu’ils vouloient que l’honneur en fut rapporté à la Republique, ou à l’Empire, & non pas à leurs Officiers. Ou s’ils le mertoient, c’estoit seulement contre leurs arcs de triomphe, & autres monumens publiques de leurs victoires & en leurs tombeaux ; ausquels cas, le nom estoit mis au long, & non pas en lettres singulieres. Estans ridicule de croire qu’Agripa, eut voulu faire durer en sa faueur, la memoire de cette illustre construction, par la graueure de la simple lettre, A, comme s’il eut voulu n’estre cognu que par les Oedipes & par les Sphinx. Au lieu que d’estendre ces lettres A, E, A, Aqua emissa Amphiteatro. L’extention en estoit plus facile, le sens plus prochain & aisé à trouuer ; parce que l’on voyoit [105] assez, que l’vsage de ce pont n’estoit que pour transmettre des eaux à l’Amphiteatre. Et ainsi l’acqueduc que l’on voyoit ; estoit l’explication de ses lettres singulieres. Il estoit necessaire de marquer sur ce pont, c’est vsage de transmettre des eaux à l’Amphiteatre ; puis que l’autre vsage de les transmettre au Temple d’Isis, y estoit signifié par l’Image de cette Deesse »…