LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Notice détaillée

Auteur(s) Fréart de Chambray, Roland
Errard, Charles
Titre
Parallèle de l’architecture antique et de la moderne...
Adresse Paris, E. Martin, 1650
Localisation Paris, Ensba, Les 1545
Mots matière Ordres

English

     Le Parallèle de l’architecture antique et de la moderne, recueil des plus beaux ordres antiques et modernes à l’usage des architectes, avait été commandé par son cousin François Sublet de Noyers, lorsqu’il était le puissant surintendant des Bâtiments, pour remettre l’architecture dans le droit chemin. L’ouvrage se signale par la clarté de la présentation, la beauté des planches dues à Charles Errard et l’unification des illustrations par le choix d’un même module (le demi-diamètre de la colonne, divisé entre trente parties), inspiré de Vignole, qui facilite la comparaison entre les divers modèles.
Le Parallèle est formé de deux parties : la première, et la plus développée, privilégie les ordres grecs (dorique, ionique et corinthien), la seconde, plus succincte, traite des deux ordres latins, toscan et composite. Pour chacun des ordres grecs la présentation est identique : Chambray commence par trois exemples antiques prestigieux qu’il fait suivre des modèles théoriques des dix principaux auteurs qui ont écrit sur le sujet, présentés en cinq paires : Palladio et Scamozzi, Serlio et Vignole, Barbaro et Cataneo, Alberti et Viola, enfin Bullant et De l’Orme. Un quatrième exemple antique suit les modèles modernes des ordres grecs. Pour les ordres latins, jugés « supernuméraires et presque inutiles », seuls trois vestiges (un pour le toscan, deux pour le composite) et les modèles de Palladio et Scamozzi, de Serlio et Vignole sont retenus. Le but du parallèle est de proclamer la supériorité des Anciens sur les Modernes, mais un second parallèle établit cinq classes d’auteurs, au sein desquelles se superpose un troisième : dans chaque paire les auteurs sont opposés « en parangon l’un de l’autre ». Le premier cité l’emporte sur le second : ainsi Palladio, qui a su s’affranchir de Vitruve et s’inspirer des meilleurs antiques, est-il supérieur à Scamozzi aux dessins moins précis...
Le Parallèle n’est donc pas un traité des ordres au sens traditionnel du terme : la supériorité affirmée des Anciens sur les Modernes, le primat des ordres grecs, le rang et le choix enfin des auteurs modernes confèrent à l’ouvrage un aspect polémique et novateur. Pour retrouver les principes des Anciens, Chambray propose pour modèles les plus beaux édifices de l’Antiquité, « qui ont le consentement et l’approbation universelle de tous ceux de la profession ». Pour revenir à une architecture naturelle, où l’ordre exprime la structure architectonique du bâtiment, il faut adopter les ordres grecs, expression des trois seules manières de bâtir, « la solide, la moyenne & la délicate », dont quelques édifices remarquables de Rome peuvent donner l’idée, et n’utiliser qu’avec la plus grande circonspection les deux ordres latins, le toscan, indigne par sa rusticité des grands édifices civils et religieux, et surtout le composite, ordre hybride qui fait malheureusement les délices des architectes modernes.
La présentation impeccable des ordres antiques et modernes du Parallèle fait oublier l’arbitraire des choix. Peu d’édifices antiques en effet trouvent grâce aux yeux de Chambray. Dix monuments seulement ont été sélectionnés : l’arc de Titus, la colonne Trajane, le Panthéon, le temple de la Fortune virile (temple de Portumne), le théâtre de Marcellus, les thermes de Dioclétien, le « frontispice de Néron » (temple de Sérapis) à Rome, le vestige dorique d’Albane, le mausolée de Terracine et la Porta Leoni à Vérone. Plus partiale encore est la vision des ordres modernes imposée par le Parallèle. Le lecteur qui feuillette les gravures d’Errard, croit avoir sous les yeux les modèles uniques des grands maîtres de la Renaissance. Il n’en est rien. Chambray ne s’est pas contenté de reconstituer l’ordre complet en réduisant les mesures à un module commun. Il corrige les ordres de Palladio et Scamozzi en supprimant les plinthes creusées en cavets, peu orthodoxes à son goût. Pour les théoriciens qui fournissent deux exemples d’ordres comme Serlio ou Bullant, il retient le modèle le plus régulier. Dans le cas d’Alberti il invente purement et simplement des ordres dont le Florentin au Quattrocento n’avait pas de conception globale. L’édition princeps du De re ædificatoria (1485) n’étant pas illustrée, Chambray a été contraint de construire les « ordres » d’Alberti à partir de la description qu’il donne des trois chapiteaux grecs (VII, 8) et des entablements qui leur correspondent (VII, 9), et seulement de deux bases, la base attique qu’il attribue au dorique et la base « ionique » – en réalité corinthienne (VII, 7) – et des planches gravées pour Cosimo Bartoli en 1550, dont s’est inspiré Errard, vraisemblablement par l’intermédiaire de l’édition française de Jean Martin, qui reprend les gravures italiennes sur les ordres, mais aussi, sans le savoir, les initiatives prises par Bartoli lui-même dans l’illustration (décor du gorgerin du second chapiteau dorique, deux versions de base attique, feuillage du chapiteau corinthien). S’il est assez simple de choisir parmi deux modèles de chapiteau dorique d’inspiration antique le plus régulier, ou des deux versions de la base attique la plus conforme à Vitruve, et de les combiner avec l’entablement, il est en revanche plus discutable d’attribuer à l’ordre ionique la seconde version de la base attique. Dans le cas de Philibert de l’Orme, qui ne dessine pas d’ordres complets mais des éléments (chapiteaux, bases…), ou propose des relevés de détails d’exemples antiques, le montage est encore plus aléatoire. Si Chambray peut restituer un ordre dorique à partir de trois planches (base, chapiteau, entablement), inspirées du reste de Serlio, pour l’ordre ionique il associe des vignettes indépendantes, qui représentent la base des Tuileries, un chapiteau antique et un entablement selon les « Divines proportions » ! L’ordre corinthien est pour sa part un amalgame avoué entre deux antiques, une base non identifiée dont il gomme le décor, l’entablement des édicules du Panthéon et un modèle de chapiteau. Entraîné par son propre système et par ses convictions, Chambray triche, mais l’image qu’il impose acquiert force de loi. C’est sans doute la stupéfiante réussite mais aussi le grand danger du Parallèle.
Chambray déplore comme dans l’Idée de la perfection de la peinture la décadence des deux arts que la Grèce avait portés au plus haut degré d’excellence et souhaite les voir retrouver leur pureté primitive grâce aux principes fondamentaux qu’il préconise au nom des Intelligents ou des Vertueux. L’ouvrage est donc l’occasion de critiquer ouvertement les extravagances maniéristes de l’architecture de son temps. En France, l’édifice qui cristallisa les passions et symbolise le mieux les enjeux des années 1630-1640 est l’église Saint-Louis de la maison professe des Jésuites (actuellement Saint-Paul-Saint-Louis). L’ornementation luxuriante, la multiplication des supports, les ressauts de l’entablement, le fronton sommital interrompu, l’utilisation du composite associé à un autre ordre, critiqués dans le Parallèle, ne pouvaient que susciter les foudres des Intelligents, dont Chambray était le porte-parole. Mais l’origine du libertinage architectural était à chercher outre-monts. Chambray condamne sans appel les réalisations de Borromini à l’architecture « extravagante » selon son frère Chantelou, et plus que tout celles de Michel-Ange, qu’il a vues lors de ses séjours italiens. Car le véritable responsable de la décadence n’est autre que le plus inventif des artistes de la Renaissance, le créateur, selon Vasari, du composite moderne. Jamais nommément cité dans le Parallèle, au contraire du traité sur la peinture, il est clairement désigné par Chantelou dans Le journal de voyage du cavalier Bernin comme l’un de ceux « qui a introduit le libertinage dans l’architecture par une ambition de faire des choses nouvelles et de n’imiter aucun de ceux qui l’ont précédé ». Palladio qui prône une architecture imitée de la nature où l’ordre exprime la structure architectonique du bâtiment, apparaît donc comme le parfait antidote contre Michel-Ange. Le chapitre XXXVI de la première partie du Parallèle où Chambray critique les extravagances contemporaines est d’ailleurs directement inspiré du chapitre des Quattro libri, intitulé « Degli abusi » (I, 20), en lequel le porte-parole des Intelligents trouve la parfaite expression de sa propre conception de l’architecture.
Chambray n’eut pas le temps de mettre concrètement en œuvre l’architecture « régulière » voulue par Sublet de Noyers. Il faut toutefois signaler comme un véritable manifeste l’église du Noviciat des Jésuites, rue du Pot-de-Fer (détruite au début du XIXe siècle), que Sublet avait lui-même financée. Elle avait fait l’unanimité des Intelligents avec sa façade ornée d’une sage superposition de supports doriques et ioniques, et animée d’un discret ressaut. Avec son décor sobre, ses tables nues, elle était devenue l’emblème de la nouvelle architecture régulière souhaitée par l’austère et dévot surintendant des Bâtiments. La disgrâce puis la mort de Sublet emportèrent le clan Fréart. Chambray ne vit pas ses travaux publiés par l’Imprimerie royale ; ils n’en furent pas moins diffusés. Moins connu aujourd’hui du grand public que son frère Chantelou, il a publié en quelques années sur l’architecture et sur la peinture des ouvrages fondamentaux pour la théorie de l’art au XVIIe siècle. Sa compétence en architecture le fit appeler en 1665 comme expert pour les plans du Louvre. Le Parallèle fut beaucoup lu en Angleterre (il compte cinq éditions entre 1664 et 1733), et inspira un traité anonyme en Italie, mais il n’eut pas dans le royaume le retentissement de l’Idée de la perfection de la peinture. Les praticiens français, attachés à une longue tradition nationale, furent souvent séduits par les influences ultramontaines. Ils ne renoncèrent pas à l’ordre composite. Pire, quelques architectes envisagèrent même la création d’un sixième ordre, qui eût été l’ordre français. La suprématie théorique de Palladio, idée maîtresse de l’ouvrage, ne correspondit pas à la pratique. Les ordres doriques utilisés par Le Vau confirment le succès des formes vignolesques. Même si l’éclectisme resta de mise (le dorique de Vignole est souvent combiné avec l’ionique palladien), la Regola, plus concise et pratique que les Quattro libri, eut très tôt ses fervents partisans.
C’est plutôt dans les débats théoriques que les idées de Chambray trouvèrent un écho : l’Académie d’architecture qui avait la mission de travailler au rétablissement de la belle architecture, consacra ses premiers travaux à l’examen des différents traités. Elle le fit selon l’ordre du Parallèle, et commença donc par celui de Palladio, dont Chambray avait publié la même année la première traduction intégrale. Mais tous les Académiciens furent loin de partager l’éloge inconditionnel de l’Italien. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes du Parallèle, en dépit, ou en raison même de ses artifices, l’ouvrage passa pour une anthologie sur les ordres antiques et modernes à laquelle il était aisé de recourir. Abraham Bosse, Claude Perrault, François Blondel, tous citent Fréart de Chambray et les dix Modernes distingués par lui. Pour preuve d’ailleurs de son actualité, l’ouvrage fut réédité en 1689, chez François Jollain l’aîné, dans une version augmentée des piédestaux de chaque ordre. La présentation des formes, si arbitraire et inexacte dans le détail fût-elle, dispensa souvent de lire les auteurs eux-mêmes. La mention des théoriciens, souvent cités en couple comme dans le Parallèle, révèle l’importance et le rôle de cet écrit quant à la réception même de la théorie au XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle il connut une certaine vogue puisqu’il fut republié en 1702 et dans une nouvelle version augmentée en 1766. En tout état de cause il y avait alors un véritable engouement pour la Grèce. L’aspect le plus novateur de la doctrine de Chambray, l’affirmation de la supériorité grecque, sans équivalent pour la littérature, fut repris en 1755 par l’abbé Laugier qui défendit dans son traité une architecture naturelle fondée sur les trois ordres grecs, mais il en radicalisa le propos puisque l’ordre, au nom d’une nature revisitée par les Lumières, se réduisit à la colonne sans piédestal, à l’entablement et au fronton. Ce fut le règne des colonnades.

Frédérique Lemerle (Cnrs, Cesr, Tours) – 2006

Bibliographie critique

R. Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique avec la moderne (Paris, 1650), Édition critique établie par F. Lemerle, suivie de l’Idée de la Perfection de la peinture, édition établie par M. Stanic, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2005.

P. Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, M. Stanic (éd.), Paris, Macula, 2001.

F. Lemerle, « Fréart de Chambray : les enjeux du Parallèle », XVIIe siècle, 196, july-november 1997, pp. 419-453.

F. Lemerle, « Une querelle des Anciens et des Modernes en architecture : Fréart de Chambray », Travaux de Littérature, 12, 1999, p. 37-47.

F. Lemerle, « Fréart de Chambray et Alberti », Albertiana, 3, 2000, p. 261-273.

F. Lemerle, « L’Accademia di architettura e il trattato di Palladio (1673-1674) », Annali di archittetura, 12, 2000, p. 117-122.

F. Lemerle, « À l’origine du palladianisme européen : Pierre Le Muet et Roland Fréart de Chambray », Revue de l'art, 178, 2012-4, p. 43-47.

F. Lemerle, « Le Parallèle et l’Idée », E. Lavezzi (éd.), Lectures de l’Idée de la perfection de la peinture, à paraître.

C. Mignot, « Palladio et l’architecture française du XVIIe siècle », Annali di architettura, 12, 2000, p. 107-115.

A. Palladio, Les quatre livres de l’architecture d’Andrea Palladio, Traduit par R. Fréart de Chambray, Introduction par F. Lemerle, Paris, Flammarion, 2002 (1ère éd. : Paris, Flammarion, 1997).

Y. Pauwels, Aux marges de la règle. Essai sur les ordres à la Renaissance, Wavre, Mardaga, 2002, p. 165-176.


 

 

Notice

Parallèle de l’architecture antique et de la moderne, avec un recueil des dix principaux autheurs qui ont écrit des cinq ordres, sçavoir : Palladio et Scamozzi, Serlio et Vignola, D. Barbaro et Cataneo, L. B. Alberti et Viola, Bullant et de Lorme, comparez entre eux. Les trois ordres grecs, le dorique, l’ionique et le corinthien font la premiere partie de ce traitté : et les deux latins, le toscan et le composite, en font la derniere. - A Paris : de l’imprimerie d’Edme Martin, 1650. - Frontispice, page de titre, dédicace, privilège [12 p.], 110, [2] p., dont [40] figures gravées : signatures A-O4 ; feuillet C imprimé B par erreur.
Le nom de l’auteur est pris à la dédicace à ses frères Jean et Paul Fréart de Chantelou, qui mentionne aussi le travail de supervision accompli par Charles Errard.
Le portrait de Sublet des Noyers en frontispice est signé [Georges] Tournier.
Contient une "Etymologie ou explication de quelques termes affectez particulièrement à l’architecture", 2 dernières pages.
Coll. Mark J. Millard 76 ; Berlin Katalog 2374 ; Fowler 127 ; RIBA 1132.
Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Les 1545.
*Notes :
- Relié avec Les quatre livres de l’architecture d’André Palladio (traduits par Fréart de Chambray), 1650.
- Exemplaire sur grand papier.
- Reliure de maroquin rouge aux armes d’Orléans sur le plat, et double PP couronné dans les entre-nerfs qui pourrait correspondre à Monsieur, frère de Louis XIV, ou au régent Philippe d’Orléans (Olivier, Hermal et Roton 2562 ou 2566). 36 x 26 cm.
- Legs de la veuve de l’architecte Joseph Le Soufaché (1804-1887) à l’École des Beaux-Arts, 1889.