LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Notice détaillée

Auteur(s) Vignole
Titre Regola delli cinque ordini d’architettura
Adresse [Rome], s.n., [1562]
Localisation Paris, Ensba, Est. Les 64
Mots matière Ordres

English

     En juillet 1562, le fils de Vignole Giacinto envoya au comte Ottavio Farnèse la Regola delli cinque ordini d’archittetura ; il s’agissait très certainement de l’un des tout premiers exemplaires sortis des presses. L’ouvrage se composait de trente-deux gravures sur cuivre in-folio ; les textes n’étaient pas composés, mais gravés eux aussi sur les planches de cuivre. Les feuilles étaient évidemment vendues librement, et pouvaient ensuite être reliées pour former un livre, mais aussi, au gré de l’acheteur, être réunies à d’autres livres ou à d’autres séries de gravures : c’est ce qui explique les états très variables des exemplaires conservés de cette première édition. Du reste, très vite, Vignole modifia les planches en désignant les différentes parties représentées avec les termes italiens courants (« base », « capitello », « colonna », etc.) (2e état). Dans un paragraphe ajouté à l’avant-propos en caractères plus petits (planche III), il justifia ces ajouts en disant que le livre avait atteint une clientèle plus large que prévu, qui n’était pas familière avec ce vocabulaire (« Come e detto il mio intento è stato di essere solamente da quelli che habbiano qualche introdutione nell’arte, et per questo non haveva scritto il nome a niuno de membri particolari di questi cinque ordini presupondoli per noti ; ma visto poi per esperienza come l’opera piace anco assai a molti Signori mossi dal gusto di potere intendere con pochissima fatica l’intiero dell’arte intorno questi ornamenti ; et che solo vi desiderano questi nomi particolari, ho voluto aggiungnerveli in quel modo che à Roma vengono volgarmente nominati, et con l’ordine che si potra vedere ; avvertendo solamente che i membri sono comuni à piu ordini, doppo che saranno notati une volta sola nel primo ordine che occorrera, non se ne fara piu mentione nelli altri »).
L’exemplaire de la Regola de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts fait partie au petit nombre d’exemplaires connus à ce jour qui ne présentent pas ces modifications. Néanmoins, le relieur a inséré entre la page de titre et le privilège (planches I et II) une feuille supplémentaire qui est une copie inversée de la planche représentant les cinq ordres adjointe à une édition ultérieure, anonyme, parue vers 1573. Les planches sont donc au nombre de trente-trois, ce qui correspond à la numérotation manuscrite en chiffres arabes indiqués en haut à droite, ajoutée par l’acquéreur du recueil. En outre, lui ou un propriétaire ultérieur a commencé à préciser les noms des parties des ordres, améliorant même l’indication un peu imprécise « colonna » due à Vignole en « fusto della colonna » (planches IV et VII).
La page de titre de l’édition originale ne précise ni le nom de l’éditeur ni le lieu d’édition ; il semble que Vignole se soit occupé lui-même de l’impression et de la distribution de son ouvrage. Pour cela, il a pu coopérer avec Antonio Labacco qui dès 1552 avait ainsi publié son Libro appartenente all’architettura « impresso a Roma, in casa nostra ». Les deux livres se trouvent fréquemment reliés ensemble ; la représentation des édifices antiques de Labacco et l’exposé du système des ordres de Vignole se complètent mutuellement, comme les Livres III et IV de Serlio. Le privilège obtenu de Pie IV (planche II) était valable pour dix ans ; à l’issue de ce délai devait paraître une nouvelle édition augmentée. Dès l’avant-propos de l’édition originale, Vignole avait laissé entendre que « altre cose maggiori in questo soggetto » devaient suivre, si son travail recevait un accueil favorable. De la même manière, le Livre IV de Serlio proposait déjà des exemples de développement des cinq ordres (portails, portiques, façades). Mais la mort de Vignole en 1573 empêcha la réalisation du projet. Selon toute vraisemblance, il laissa des dessins qui avaient été conçus dans cette perspective ; par la suite, ses héritiers firent graver sur cuivre quatre portails et une cheminée, bien que leur mise en page ne corresponde pas aux standards des planches de la Regola, et ils les ajoutèrent aux trente-deux gravures de l’édition originale, dans l’espoir sans doute de devancer les contrefaçons qui allaient suivre.
De fait, le succès éditorial de la Regola suscita immédiatement les contrefaçons. Le privilège pontifical qui valait aussi pour Venise y fut ignoré : l’imprimeur Bolognini Zaltieri édita dès 1570 une nouvelle édition, sans craindre de mentionner sur la page de titre son nom et la date d’impression. Une édition pirate anonyme, sans date, parut aux alentours de 1573 probablement à Rome. Elle est constituée d'imitations exactes des trente-deux planches originales de 1562, à ceci près que la planche II, avec le privilège, est remplacée par une vue d’ensemble des cinq ordres librement inspirée de Serlio. Elle fut reprise dans toutes les éditions ultérieures, et même l’éditeur romain Andrea Vaccario, qui retira les cuivres orignaux avec la mention Libro primo, et originale, reprit cette gravure. À partir de là, le « Vignole » fit l’objet d’innombrables copies, complété et développé par des adjonctions de toutes sortes ; une récente bibliographie ne compte pas moins de cinq cents titres, dont des traductions en français, allemand, néerlandais, espagnol, anglais, russe, portugais, et récemment aussi en japonais.
Le succès planétaire des planches de Vignole repose sur leur parfaite adaptation à leur fonction d’illustration de livre : elles permettent, grâce à des représentations claires et de grand format, de visualiser les formes des « cinq ordres ». Mais à l’origine, les intentions de Vignole étaient bien différentes. Comme il le précise dans l’avant-propos, il avait mis au point une méthode pour régir l’ensemble du système de proportions des cinq ordres pour son propre usage (« solo per servirmene nelle mie occurenze »). Il voulait maintenant la mettre à la disposition du public, ou du moins des professionnels concernés par le sujet (« quelli che habbino qualche introdutione nell’arte »), la problématique relevant en réalité de spécialistes plus que confirmés. En effet le système des « cinq ordres » – toscan, dorique, ionique, corinthien et composite – développé par Peruzzi et Serlio avait été établi de façon générale sans que l’on en soit venu à un canon unique qui régisse l’ensemble ; les valeurs relevées sur les bâtiments étant très différentes d’un cas à l’autre, elles s’opposaient à toute forme de normalisation. Ainsi, encore chez Serlio, proportions idéales du canon et mesures de détail établies empiriquement demeuraient-elles juxtaposées, et le choix définitif était en fin de compte laissé à l’« arbitrio del prudente architetto ». Ce dont Vignole, architecte autodidacte probablement formé à ses débuts par la lecture de Serlio, ne pouvait s’accommoder. Selon toute vraisemblance, il s’attela au problème dès la parution des Regole generali du Bolonais en 1537, alors qu’il travaillait à Rome pour l’Accademia della Virtù de Claudio Tolomei.
La solution à laquelle il parvint était radicale : elle repose sur un renversement – une révolution, au sens original du terme – de toutes les méthodes utilisées jusque-là pour déterminer les proportions. Au lieu d’empiler les uns sur les autres des éléments aux formes définies par des proportions isolées, et d’être incapable ce faisant d’obtenir une mesure d’ensemble, nécessairement indéterminable, il prit pour point de départ la hauteur globale donnée a priori, pour la diviser dans un second temps en sous-parties. Cette démarche correspond fondamentalement à sa conception de la création architecturale : la priorité donnée au système d’ensemble au détriment du dessin des motifs particuliers. Il mit donc au point une « règle générale » unique régissant les cinq ordres à la fois : l’entablement doit avoir pour hauteur le quart de celle de la colonne, et le piédestal, dans le cas où il est nécessaire, le tiers. Ceci aboutit à une division de la hauteur globale de l’ordre en 19 parties égales, dont 12 sont attribuées à la colonne, 3 à l’entablement et 4 au piédestal ; dans le cas d’un ordre sans piédestal, on comptera 15 parties, dont 12 pour la colonne et 3 pour l’entablement. Ce n’est que dans une seconde étape que les colonnes reçoivent les proportions particulières qui caractérisent chacun des cinq ordres. Chez Serlio et ses prédécesseurs, les colonnes « croissent » à partir d’un diamètre dont la multiplication progressive détermine leur hauteur ; en revanche, la « règle générale » de Vignole part d’une hauteur constante dont la division donne le diamètre : un septième pour le toscan, un huitième pour le dorique, et ainsi de suite. Suivant l’exemple de Vitruve, Vignole choisit alors un « module » égal à un demi-diamètre qui fonde le système ; toutes les autres mesures sont exprimées en fractions ou en multiples de ce module. Le résultat procure un modèle arithmétique, avec l’aide duquel chaque ordre, en soi harmonieusement proportionné, peut facilement être adapté à une hauteur donnée quelconque, celle d’une façade ou celle d’un intérieur.
De ce point de vue, la Regola de Vignole est un remarquable accomplissement intellectuel. Le fait qu’elle n’ait pas été comprise et appréciée à sa juste valeur, pas davantage aujourd’hui qu’hier, tient à la manière dont l’auteur l’a présentée. Au lieu d’exposer sa démarche, il se contente de quelques indications pour guider le travail à la table de dessin. Pour chaque ordre, deux chiffres-clés sont mentionnés (pour un ordre avec piédestal et pour un autre sans), à partir desquels on peut calculer le module correspondant. Tout le reste doit être déduit des planches ; « in un’occhiata sola, senza gran fastidio di leggere », l’architecte peut y trouver tout ce qu’il souhaite. La Regola est conçue pour les praticiens et non pour les lecteurs. Cela lui a valu auprès des théoriciens la réputation d’être le plus stupide des traités. Mais la suite monotone, cinq fois répétée d’une colonnade, d’une arcade, d’un piédestal avec la base, d’un chapiteau avec l’entablement ne résulte nullement d’un manque d’imagination ; elle correspond au principe « ceteris partibus » d’une expérimentation scientifique, c’est-à-dire qu’elle attire l’œil sur ce qui change d’un ordre à l’autre : les nombres. Ils sont l’essence réelle du travail fondant la doctrine de Vignole. Ce qui n’ôte rien à la force suggestive des planches. On n’avait encore jamais vu les ordres représentés ainsi : en format in-folio, avec des graduations exactes (chaque valeur indiquée sur le bord peut être mesurée avec le compas sur la planche) et un effet de relief rendu par la gravure, les images s’enchaînant les unes aux autres avec la précision des pièces d’une machine. Alors que les bois de Serlio n’étaient encore conçus que par rapport aux bâtiments auxquels ils renvoyaient, les cuivres de Vignole se substituent aux édifices, se constituant eux-mêmes en objets. Il est vrai qu’on y trouve des citations d’exemples antiques, comme l’ordre dorique du théâtre de Marcellus ou la frise du temple d’Antonin et Faustine ; mais leurs dimensions sont soumises au rigoureux modèle de l’architecte, qui du reste ne s’en dissimule pas : « se qualche minimo membro non havrà cosi ubidito interamente alle proporzioni de numeri… questo l’havero accomodato nella mia regola ».
Ici apparaît le fondement révolutionnaire de l’œuvre de Vignole : le renoncement à l’idéal de la culture antique au profit d’une pure rationalité. Ce qu’il avait en vue, c’était une technique de dessin totalement objective et arithmétiquement contrôlée, et dans ce sens, il a cru pouvoir faire progresser ses contemporains : grâce à sa méthode, même les « mediocri ingegni » auraient pu être en état de réaliser de bonnes architectures, c’est-à-dire des architectures conformes à sa règle. Mais cette approche même a contribué à l’isoler, autant comme théoricien que comme praticien, par rapport à l’état d’esprit dominant en Italie. Ses contemporains ne se posaient pas en tant que tel le problème que Vignole se glorifiait d’avoir résolu. À de rares exceptions près, la Regola resta utilisée comme un abécédaire destiné aux débutants, ou un livre d’images pour les « signori ». L’influence sur la pratique architecturale de l’époque demeura négligeable.

Christof Thoenes (Rome, Bibliotheca Hertziana) – 2013

Bibliographie critique

B. Adorni, Jacopo Barozzi da Vignola, Milan, Skira, 2008, p. 211-221.

E. Bentivoglio, « L’inganno prospettico nel frontespizio della editio princeps della Regola delli cinque ordini d’architettura di Giacomo Barozzi », A. M. Affanni & P. Portoghesi (éd.), Studi su Jacopo Barozzi da Vignola, Rome, Gangemi, 2011, p. 83-90.

F. Canali, « Il corpus ‘nascosto’. Individuazione e considerazioni sul corpus lessicale della Regola, C. L. Frommel, M. Ricci & R. J. Tuttle (éd.), Vignola e i Farnese, Milan, Electa, 2003, p. 206-218.

F. Lemerle, « Les versions françaises de la Regola de Vignole au XVIIe siècle », In Monte artium. Journal of the Royal Library of Belgium, 1, 2008, p. 101-121.

F. Marías, « Vignola e la Spagna : disegni, incisioni, letture e traduzioni », A. M. Affanni, P. Portoghesi (éd.), Studi su Jacopo Barozzi da Vignola, Rome, Gangemi, 2011, p. 379-396.

F. Mattei, « Giambattista Aleotti (1546-1636) e la Regola di Jacopo Barozzi da Vignola della Biblioteca Ariostea di Ferrara (ms. Cl. I, 217) », Annali di architettura, 22, 2010, p. 101-123.

G. Morolli, « Il ‘fiore della regola’. Le componenti modanari e il proporzionamento dei ‘Cinque Ordini’ di Vignola », C. L. Frommel, M. Ricci & R. J. Tuttle (éd.), Vignola e i Farnese, Milan, Electa, 2003, p. 174-205.

C. Thoenes, « Per la storia editoriale della ‘Regola delli Cinque Ordini’ », C. Thoenes (éd.), La vita e le opere di Jacopo Barozzi da Vignola, 1507-1573, nel quarto centenario della morte, Bologna, Cassa di Risparmio di Vignola, 1974, p. 179-189.

C. Thoenes, « Vignolas Regola delli cinque ordini », Römisches Jahrbuch für Kunstgeschichte, 20, 1983, p. 345-376 (tr. ital. : « La Regola delli cinque ordini », Sostegno e adornamento. Saggi sull’architettura del Rinascimento : disegni, ordini, magnificenza, Milan, Electa, 1998, p. 77-107).

C. Thoenes, « La Regola delli cinque ordini del Vignola », J. Guillaume (éd.), Les traités d’architecture de la Renaissance, Paris, Picard, 1988, p. 269-279.

C. Thoenes, « Vignola teorico », R. J. Tuttle, B. Adorni, C. L. Frommel & C. Thoenes (éd.), Jacopo Barozzi da Vignola, Milan, Electa, 2002, p. 88-91, 333-366.

C. Thoenes, « Riflessioni su Vignola », Casabella, 710, 2003, p. 48-57.

C. Thoenes, « Kanon, Zeitstil, Personalstil im Werk Vignolas », S. Schweizer, J. Stabenow (éd.), Bauen als Kunst und historische Praxis, I, Göttingen, Wallstein, 2006, p. 255-276.

M. Walcher Casotti, Giacomo Barozzi da Vignola, Regola delli cinque ordini d’architettura, « Chronologie des éditions, Trattati di architettura », Milan, Il Polifilo, 1985, p. 539-577.

 

 

Notice

Regola delli cinque ordini d’architettura di M. Iacomo Barrozio da Vignola. [Rome, 1562].
Édition princeps de la Regola sans lieu ni date, probablement éditée par Vignole à ses dépens en 1562 (voir la présentation ci-dessus de Christof Thoenes).
[33] feuillets, ht. 38 x 26 cm environ, ainsi répartis : XXXII feuillets gravés sur cuivre, y compris le texte, comprenant le titre-frontispice, le privilège (II), la dédicace au cardinal Farnèse (III), auxquels a été ajouté un feuillet postérieurement à l’édition, également chiffré III. Dimensions à la cuvette : ht. 34,5 à 35 x 21 cm.
Cicognara 416 ; Berlin Katalog 2578.
Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Est Les 64.
*Notes :
- Édition déreliée, dont les planches sont contrecollées sur des cartons de montage montés sur onglets en tête d’un album de planches d’architecture de la collection Lesoufaché. Le feuillet VIII - remis à sa place normale dans la version en ligne - figure après le titre-frontispice. Selon C. Thoenes, le deuxième feuillet III représentant une vue d’ensemble des cinq ordres, placé après le premier, est une copie inversée de la planche II de la contrefaçon anonyme éditée vers 1573 et ne serait pas de Vignole. Une numérotation en chiffres arabes à l’encre brune a été ajoutée, sans doute au XVIIe siècle. Comme la planche IV porte le numéro « 5 », elle semble tenir compte du feuillet supplémentaire, quoiqu’il ne porte pas de numérotation, mais aussi d’un autre. Celui-ci n’est pas forcément le feuillet VIII, placé avant, car lui non plus ne porte pas de chiffre arabe, et que la numérotation saute bien un nombre entre « 8 » et « 10 », là où il devrait être placé.
- Donation de la veuve de l’architecte Joseph Lesoufaché (1804-1887) l’École des Beaux-Arts en 1889.