LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Notice détaillée

Auteur(s) Scève, Maurice
Titre
La magnificence de la superbe et triumphante entrée de la noble & antique cité de Lyon...
Adresse Lyon, G. Roville, 1549
Localisation Paris, Ensba, Les 535
Mots matière Entrée

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     Le déroulement et le décor de l’entrée de Henri II à Lyon, en septembre 1548, sont bien connus et documentés : Richard Cooper a parfaitement fait le point sur les aspects historiques et symboliques de cette fête savante, conçue par le poète Maurice Scève, qui avait reçu la responsabilité de l’organisation en tant que « conducteur et ordinateur des ystoires et triumphes ». L’année suivante parut à Lyon chez Guillaume Roville le livret, La magnificence de la superbe et triumphante entrée de la noble & antique cité de Lyon, avec des gravures dues selon toute vraisemblance à Bernard Salomon. Une version italienne, La magnifica et triumphale entrata del Christianiss. Re di Francia Henrico Secondo, voyait simultanément le jour chez le même éditeur.
L’architecture est très présente dans ce livret et révèle la culture des cercles érudits dans la France des années 1540-50. Lyon est de ce point de vue en pointe : les humanistes lyonnais ont depuis longtemps acquis vis-à-vis des ruines et de la culture antiques un savoir d’avant-garde en France. C’est aussi à Lyon que Philibert édifia dès 1536 l’hôtel Bullioud, première réalisation où les ordres d’architecture sont mis en œuvre avec pertinence. Un humaniste tel que Maurice Scève devait connaître sinon De l’Orme en personne, du moins son œuvre, les travaux de Pierre Lescot et de Jean Goujon au Louvre, ainsi que des publications de Jean Martin. De fait, les gravures de Bernard Salomon qui illustrent le livret témoignent clairement de plusieurs influences : celle du Songe de Poliphile que Jean Martin venait de publier en 1546, et surtout celle de Sebastiano Serlio, en France depuis 1541 et qui s’installa à Lyon vers 1549.
L’obélisque de Pierre Scize, première construction que rencontre Henri II, rappelle ainsi à la fois le roman de Colonna et le Terzo libro de Serlio, qui y a représenté plusieurs « aiguilles » antiques. Plus proprement architectural était, à l’étape suivante, l’arc de Pierre Scize. Ce « portail », qui n’est pas vraiment un arc puisque son ouverture est rectangulaire, présente des colonnes « salomoniques », imitées des petites colonnes torses du chœur de la vieille basilique Saint-Pierre qui provenaient, disait-on, du Temple de Jérusalem. Elles étaient décorées de cannelures obliques alternant avec des ceps de vignes peuplés d’oiseaux et de putti. Jacques Androuet du Cerceau en orne deux arcs de ses XXV exempla arcuum (1549), et Serlio y fait allusion dans le texte du Livre extraordinaire à propos d’une « porte délicate » (1551, f. A 6). La structure de la porte lyonnaise n’est en elle-même guère antique : il n’y a pas d’attique, mais simplement un édicule au-dessus du vide central, couronné par un fronton et flanqué de volutes. De telles compositions en revanche ne sont pas rares dans les modèles du Livre extraordinaire, et une fois encore il n’est pas interdit de voir la marque de Serlio. De même pour l’entablement qui présente une frise à consoles, comme le modèle composite des Regole generali (1537) ou encore l’ordre supérieur de la cour du château d’Ancy-le-Franc.
De même, la structure de l’arc de Bourgneuf (f. E 4v°) est visiblement inspirée par le modèle d’arc de triomphe corinthien du folio 59 des Regole generali, dont Serlio dit expressément qu’il est utilisable « quando alcun gran personaggio fa l’entrata in una città, ò per passaggio ò per tor il possesso di quella ». Ce modèle, qui a servi entre autres pour la fontaine des Innocents à Paris en 1549, est caractérisé par le fait que le larmier et la cimaise de la corniche sont continus sur toute la largeur de l’édifice, alors que l’architrave, la frise et les parties basses de la corniche font ressaut au-dessous des colonnes aux deux extrémités et au-dessus de l’arc central. C’est exactement le parti de l’arc du livret. On retrouve en outre les niches superposées dans les espaces latéraux, ainsi que l’attique rythmé par de petits pilastres latéraux et une grande table centrale. Seule différence notable, la largeur du fronton sommital, qui se limite au centre dans le modèle de Serlio alors qu’il occupe toute la largeur dans l’arc lyonnais. En outre, les piédestaux de l’Italien sont remplacés par des stylobates, et la distance entre la clé de l’arc et l’entablement a été réduite. Mais les similitudes l’emportent largement et il ne fait aucun doute que Serlio a inspiré le décor de la porte.
Le « trophée du griffon » que le roi rencontre ensuite était constitué « d’une colonne de quinze piedz peincte de Porphire toute cannellee d’or, la baze & chapiteau de marbre blanc enrichiz de feuillages dorez, avec son Pedestal, & Soubase » (f. F 1v°). Cette colonne était flanquée de « deux arules en forme de piédestal presque tout quarré : sur lesquelles se presentoient deux jeunes Dames de la Ville aornees en Deesses… » (f. F 2). La gravure montre en effet une colonne corinthienne posée sur un piédestal qui lui même repose sur un socle plus large. Ce piédestal présente une frise ornée de canaux. Les deux « arules » sur les côtés sont eux aussi dotés d’une frise, ornée ici de postes. Peut-être s’agit-il d’un souvenir du « piédestal dorique » représenté par Cesariano (1521, f. 65) ? La similitude est renforcée par la présence de têtes de béliers aux angles, réunis par une guirlande qui entoure un cartouche avec une inscription. L’ouvrage était connu à Lyon : De l’Orme s’en est inspiré pour la frise dorique de l’hôtel Bullioud, et l’édition de Vitruve publiée dans la ville en 1523 par Guillaume Huyon pour les héritiers de Balthazar Gabiano reprend nombre des planches de l’édition de Côme. Une autre source possible, au moins pour les « arules », pourrait être un piédestal à têtes de béliers et guirlande du Songe de Poliphile (f. 122 v°). En tout cas, si l’influence de Serlio n’est pas évidente ici, elle le redevient pour l’arc à deux ouvertures et trois pilastres ioniques qui attend le roi au port Saint-Paul (f. F 4v°), où l’on distingue un entablement parfaitement serlien : les trois fasces de l’architrave, le denticule de la corniche et surtout la frise bombée renvoient littéralement au modèle ionique des Regole generali (1537, f. 62).
L’arc triomphal « du Temple d’Honneur & Vertu » (f. G 3) est une bâtisse à trois niveaux : arc couvert d’un fronton, termes en gaine au rez-de-chaussée, attique en bossage couronné d’une frise historiée et enfin un tempietto circulaire. Très peu antique dans son ensemble, cet arc évoque davantage les architectures fabuleuses du Songe de Poliphile que le Terzo libro de Serlio. Néanmoins, le bossage de l’attique, tel qu’il est représenté, n’est pas sans évoquer les modèles « toscans » du Bolonais. Par ailleurs, la disposition des termes sur un socle lui-même posé sur des consoles saillantes fait penser aux termes du giardino segreto du palais du Té à Mantoue.
Le rapport de la « perspective du Change » à l’œuvre de Serlio a déjà été établi. L’idée même d’une représentation urbaine en perspective « refigurant Troye » renvoie naturellement aux décors de théâtre du Primo libro de 1545, et le tempietto figurant au fond de l’image au Terzo libro (1540, f. 148). On sait par ailleurs que cette rotonde illusionniste a pu inspirer un projet similaire pour le portail de l’église Saint-Nizier, jamais complètement réalisé. Moins révélateurs sont l’« Occasion du grand palais », exèdre ornée de termes cornus entourant un colonne corinthienne sommée d’une fleur de lys, ou la « Colonne de la Victoire », sur la place de l’Archevêché, colonne dorique posée sur un haut piédestal. On retrouve plus nettement Serlio au port de l’Archevêché, ordonnance dorique faisant exèdre au centre, avec un degré convexe contreparti, copie évidente de l’exèdre de la Pigna dans la cour haute du Belvédère représenté dans le Terzo libro (1540, f. 147). Le graveur a bien représenté le denticule de la corniche dorique, qui renvoie au modèle du théâtre de Marcellus ; mais il n’a pas respecté l’alignement des triglyphes sur les colonnes – la conscience théorique de Bernard Salomon n’étant sans doute pas suffisamment éveillée à la grammaire vitruvienne.
Avec la première journée de la fête s’achevait le défilé ; le récit des jours suivants n’est illustré que par les images des navires navigant sur la Saône, dont le Bucentaure qui accueillit le roi. La nef portait un palazzetto dorique dont l’entablement était orné de consoles saillantes sur la frise, à la manière de l’entablement composite des Regole. Les fenêtres qui s’ouvraient entre les pilastres étaient coiffées de frontons alternativement segmentaires et triangulaires, et leur appui était posé sur des petites consoles. Ces deux partis font penser au palais Farnèse (les consoles s’y trouvent au rez-de-chaussée, les frontons au second niveau), mais aussi au Louvre de Pierre Lescot, dont la construction était commencée ; des consoles sont placées sous les baies du rez-de-chaussée, et les frontons sont alternés à l’étage. La proportion des ouvertures et la présence des croisées rapprochent du reste davantage la gravure lyonnaise du palais parisien que de l’œuvre de Sangallo.
Entre la publication du Vitruve de Jean Martin illustré par Jean Goujon en 1547 et l’entrée parisienne de 1549 conçues par les deux mêmes artistes, le livret de l’entrée lyonnaise est très révélateur des progrès de la nouvelle architecture à l’antique en France, en même temps qu’il souligne le rôle fondamental joué par le traité de Serlio dans la diffusion des formes nouvelles. Il ne faut pas s’en étonner dans une ville qui fut l’un des principaux centres de production de livres à la Renaissance, et l’un des principaux lieux de rencontre entre France et Italie.

Yves Pauwels (Cesr, Tours) – 2010

 

Bibliographie critique

M. Scève, The Entry of Henri II into Lyon, September 1548. A Fac-simile with an Introduction by Richard Cooper, Medieval & Renaissance Texts & Studies, 160, Tempe, AZ, Medieval & Renaissance text & Studies, 1997.

I. Cloulas, Henri II, Paris, Fayard, 1985, p. 196-213.

F.-R. Cottin, « Philibert De l’Orme et le portail de l’église Saint-Nizier », D. Bonnet Saint-Georges (éd.), Philibert De l’Orme, Lyonnais, Lyon, archives municipales, 1993, p. 81-85.

Y. Pauwels, « Henri II Poliphile ? L’Hypnerotomachia Poliphili et les entrées solennelles de 1548 et 1549 », M. Chaufour & S. Taussig (éd.), La cause en est cachée, Turnhout, Brepols, sous presse.

P. Sharatt, Bernard Salomon illustrateur lyonnais, Genève, Droz, 2005, p. 107-115, 277-279.