LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Notice détaillée

Auteur(s) Caus, Salomon de
Titre La perspective, avec la raison des ombres et miroirs...
Adresse Londres, R. Barker, 1611
Localisation Paris, Ensba, Gonse 537
Mots matière Perspective
Transcription du texte

English

     Salomon de Caus est né en 1576 à Dieppe dans une famille protestante. Hormis le fait qu’il effectua un voyage en Italie lorsqu’il avait une vingtaine d’années, on ne sait rien d’autre de la formation qui le conduisit à exercer des fonctions d’architecte et d’ingénieur – en particulier dans le domaine de l’hydraulique – au service de plusieurs cours européennes. En effet, on le repère, successivement, vers 1605 à la cour de Bruxelles, où il fut nommé le 21 janvier ingénieur des archiducs Albert et Isabelle, puis en 1610 à la cour du prince Henry de Galles jusqu’à la mort de ce dernier deux ans plus tard. Salomon de Caus enseigne alors la perspective au prince (fils du futur Jacques I), et c’est probablement de ce préceptorat qu’il tire le fond de son premier ouvrage La perspective publiée d’abord en 1611 et 1612. On lui attribue parfois la conception des jardins de Greenwich et de Somerset House, au service de Jacques Ier d’Angleterre (1566-1625). Puis il travailla, entre 1612 et 1619, à la conception et à la réalisation du jardin du château de Heidelberg, au service de l’Électeur Palatin Frédéric V (1596-1632). Il devient en 1614 ingénieur des bâtiments et jardins du Prince-Électeur Frédéric V. Ce dernier contraint à l’exil après avoir été démis de ses titres par décret impérial et réfugié à Sedan en 1620, Salomon de Caus eut juste le temps de publier son Hortus Palatinus avant de s’installer en France la même année, sous la protection de Richelieu. Mais il ne retrouva pas à la cour de Louis XIII un poste comparable à ceux qu’il avait occupés auparavant, et ce malgré la proclamation de l’Édit de Nantes (1598). Il reçut néanmoins le titre d’architecte et ingénieur du roi le 30 mars 1621. Une pièce d’archive nous apprend en outre que Salomon de Caus fut chargé de l’assainissement des rues de Paris, par la suppression des boues accumulées et par le portage d’eau de la Seine. Mais, à notre connaissance, il n’est fait mention nulle part de travaux effectivement réalisés par lui. On a peu d’éléments sur sa vie après 1624, date de publication de son dernier ouvrage, un traité de gnomonique. Salomon de Caus mourut à Paris le 28 février 1626 et il fut enterré dans un cimetière protestant.
La perspective paraît à Londres en 1611 chez Robert Barker, imprimeur du Roi qui publie la même année la fameuse « Bible du roi Jacques ». Suivront Les Raisons des forces mouvantes (Francfort, 1615), l’un des premiers traités de mécanique appliquée essentiellement à l’hydraulique ; l’Institution harmonique (Francfort, 1615) ; l’Hortus Palatinus (Francfort, 1620) et La Pratique et la démonstration des horloges solaires (Paris, 1624). Au travers de ces différentes publications sur la perspective, l’hydraulique, l’architecture, la gnomonique et la théorie musicale, le lecteur reconnaît chez Salomon de Caus des préoccupations proches de celles de nombreux ingénieurs ou architectes de son temps tels Simon Stevin de Bruges (1548-1620), Albert Girard (1595-1632) et Girard Desargues (1591-1661), pour ne citer qu’eux. Il faut noter enfin que Salomon de Caus avait le projet de donner au public une traduction de tout ou une partie de l’Architecture de Vitruve, et qu’il s’est intéressé à d’autres problèmes de géométrie pratique, puisqu’on a de lui un manuscrit de 37 feuillets dédié au roi et aujourd’hui conservé à la bibliothèque de Valenciennes (ms. 339 (327)), qui traite dans une première partie de l’usage d’un instrument de visée et de mesure des angles pour l’arpentage et la topographie qu’il nomme « gonomètre » – il s’agit d’un compas de proportion augmenté d’une échelle trigonométrique – et qui propose à la suite une traduction française du premier livre de l’Architecture de Vitruve, divisé en huit chapitres et illustré de diverses vues d’une maison de ville.
Le traité de perspective est divisé en quatre parties, illustrées par de nombreuses figures et quelques planches. Une première section traite de généralités préliminaires ; elle comporte une planche de figures de géométrie élémentaire, onze définitions illustrées de figures et dix théorèmes illustrés de figures et d’une planche. La seconde, la plus importante en volume (31 chapitres), concerne la mise en perspective proprement dite. Cette section traite de la mise en perspective de figures planes et solides de plus en plus complexes (chapiteau, fontaine), de trompe-l’œil (un jardin fictif prolongeant un jardin réel), d’anamorphoses (principe, portrait et figure en pied) et d’inscriptions diverses en situation non frontale. La troisième section traite de la mise en perspective des ombres portées des objets mis en perspective, en fonction de la nature (ombres au soleil ou ombres au flambeau) et de la position de la source lumineuse (au regard des autres éléments, point de vue, tableau, objet ombragé) ; cette seconde partie intitulée « Des Ombres, Livre deuxiesme », comporte un préambule avec une longue citation d’un poème de du Bartas sur le sujet des éclipses, puis deux spécifications sur les notions de clarté et d’ombre (« Des diverses sortes de clairitez et des diverses sortes d’ombres »). La quatrième section (« Des Choses qui apparoissent aux Miroirs planes, & de la raison de telles apparitions ») traite de la mise en perspective des reflets des objets dans des miroirs-plans : elle comporte 6 théorèmes. Le traité se termine par le dessin perspectif d’un dodécaèdre évidé, dont les faces pentagonales sont formées d’étoiles à cinq branches. Ce dessin reprend un détail de la page de titre de l’ouvrage.
L’originalité du traité de perspective de Salomon de Caus tient à plusieurs points, qu’il est nécessaire de souligner pour en comprendre la singularité et l’intérêt. C’est d’abord le premier traité de perspective imprimé en Grande-Bretagne, qui, du strict point de vue de la théorie perspective (au sens nouveau qu’elle a pris après l’innovation brunelleschienne), accuse un siècle de « retard » sur la France et l’Europe continentale du Nord, et plus encore au regard de l’Italie. D’autre part Salomon de Caus y fait usage de la méthode de mise en perspective dite « par double projection », ce qui n’est pas nouveau, mais – et le fait est véritablement exceptionnel – il en use quasi exclusivement, contrairement à ce que l’on peut trouver dans les traités antérieurs ou postérieurs. En effet, si l’on excepte le « chapitre deuxiesme » qui traite d’une « autre facon pour mettre un quarre en racourcissement », toutes les figures et planches de la perspective proprement dite relèvent de l’usage systématique de la « double projection ». Cette « autre façon » montre que Caus a sans doute compris la méthode d’Alberti, liée directement à la méthode de double projection, mais qu’il n’a pas compris ou voulu utiliser les conséquences simplificatrices et expéditrices de la voie albertienne. Il se méprend sur la méthode dite des « tiers-points » ou « points de distance » qui prévaut pourtant dans son pays d’origine et dont il ne fait d’ailleurs pas usage dans la suite de l’ouvrage. Elle permet juste de mieux apprécier la nature et les raisons des choix de Salomon de Caus et son niveau d’expertise. Pour la première fois aussi dans l’histoire de la perspective, Salomon de Caus accorde une place importante à plusieurs aspects annexes ou connexes de cette science : c’est le cas de la question des reflets dans un miroir, comme l’indique le titre, mais aussi de l’anamorphose et du trompe-l’œil. On y trouve aussi traitée la question des ombres, cependant déjà abordée par Albrecht Dürer dans son Underweysung des Messung. La division de La Perspective et son titre permettent de comprendre que Salomon de Caus va traiter de la mise en perspective, puis des ombres et enfin des miroirs. En matière de traitement perspectif des ombres – c’est l’objet du second livre – Salomon de Caus prend en compte le travail de ses prédécesseurs, essentiellement Dürer. Il semble clair pour lui que les ombres « portées au flambeau » relèvent du même modèle que celui de la perspective centrale elle-même : le cône ou la pyramide de lumière d’une source ponctuelle s’appuyant sur le contour d’un objet opaque détermine une zone d’ombre portée sur des plans qui peut être considérée comme une partie de l’image perspective sur chacun de ces plans, en considérant l’œil en lieu et place de la source de lumière ; une fois déterminée l’ombre portée au flambeau, son contour sera mis en perspective comme le reste des choses vues ; peut-être est-ce l’influence de Stevin, qui, dans la version latine de sa Perspective imprimée en 1605 en même temps que la version en bas-allemand, utilise le terme de « skiagraphie » (l’inscription par l’ombre) pour désigner la mise en perspective, ce que Jean Tuning en 1605 et Albert Girard en 1634 traduiront en français par le terme « ombragement ». Bien qu’il évoque le cas de l’ombre au soleil (avec ses rayons quasi-parallèles et sa situation de point quasi à l’infini, qui engendre cylindres ou prismes en lieu et place de cônes et pyramides), dans le traitement effectif des cas proposés dans l’ouvrage la source lumineuse est ponctuelle et à distance finie (« ombres au flambeau »). En revanche, la mise en perspective des reflets dans un miroir est une innovation : une fois déterminée l’image spéculaire du visible dans un miroir, par symétrie par rapport au plan de ce dernier, le dessinateur aura à traiter cette image comme si elle était partie réelle du visible, située au-delà du miroir. Mais il n’est pas question ici de pousser le rapport entre catoptrique et perspective jusqu’à son usage dans les anamorphoses à miroir qui seront développées au XVIIe siècle, quelque temps plus tard, et dont on trouve des traces rudimentaires chez Vignole, avec des miroirs plans. Pour le reste – trompe-l’œil et anamorphose plane – Caus en traite de façon accidentelle, sans y consacrer de division spécifique du livre, ce qui ne retire rien aux aspects novateurs des propositions qu’il consacre à ces questions, notamment au chapitre 25 du livre I, où il expose la méthode « Pour peindre contre la muraille d’un jardin un semblable jardin comme celuy qui est ou un autre que quand l’on sera esloigné de cent pieds de ladicte muraille en une fenestre de trente cinc pieds de haut, il semblera que ledict jardin peint soit naturel et contigent a celuy qui est naturel ». On voit que cette partie relève des recherches de Salomon de Caus sur la disposition des jardins. L’anamorphose proprement dite, plane exclusivement chez lui, qu’il nomme une mise « en racourcissement d’une façon extraordinaire », apparaît seulement au livre I. Enfin c’est l’un des premiers traités scientifiques, et le second de perspective, à notre connaissance, à faire usage de « volvelles », languettes de papiers ajoutées à des dessins en pleine page, contenus dans des traités théoriques ou pratiques. Les volvelles sont mobiles et figurent des dispositifs soit instrumentaux, soit explicatifs ou « monstratifs » ; elles sont soit disposées en leur lieu par le relieur et dépliables par le lecteur, soit insérées dans des feuilles annexes à découper et à monter par le lecteur. Dans l’exemplaire de l’Ensba elles sont en leur lieu, après probablement un montage d’origine.
Une dernière remarque sur les considérations de perspective de Salomon de Caus – sujet sur lequel il revient en 1624 dans La pratique et demonstration des horloges solaires... Proposition du premier livre d’Euclide. Précisément dans le discours sur les proportions, tiré de la 35ème proportion du premier Élément d’Euclide, Caus indique et démontre que « toutes les grandeurs qui sont paralleles au plan qui coupe les rays visuels sont coupées proportionnellement », ce qui constitue, d’après lui, « le principal Theoresme de ladite Perspective », dont il développe les conséquences en terminant sur la remarque suivante : « L’on peut doncques voir que ceste Proposition que la Nature a inserée à ladite 35. Proposition du premier, est la semblable proportion des racourcissemens qui sont en la Perspective, & aussi de toutes les proportions des nombres, des lignes, des superficies, & des corps solides, réflexion qui introduit une Comparaison de la Geometrie avec l’Arithmetique & Perspective ». Sans entrer dans le détail de ces spéculations, signalons qu’elles manifestent chez cet ingénieur à la carrière alors finissante une volonté d’unifier la mathématique et ses dépendances par un principe régulateur, la théorie des proportions, qui, de la perspective à la gnomonique, sous-tend ses premières comme ses dernières recherches.
Les sources de Salomon de Caus pour La perspective sont diverses et leur influence se traduit dans l’ouvrage par plusieurs aspects déjà évoqués. Il maîtrise à l’évidence les connaissances géométriques théoriques classiques ; il a lu Euclide (probablement dans l’édition de 1570 préfacée par John Dee) et, de son propre aveu, il a lu Vitruve, Héron d’Alexandrie et sans doute aussi Archimède. Ce dernier est cité, ainsi que Vitruve, dans le poème de Jacques Le Maire imprimé en tête de l’ouvrage : c’est une référence implicite à ses travaux de statique et d’hydraulique. Quant à la perspective proprement dite, on peut penser qu’il en a rapporté les éléments de son voyage en Italie, où il a pu en connaître les aspects théoriques et pratiques soit par voie orale en fréquentant des cercles érudits, soit en disposant des traités de nombreux auteurs tels que Serlio, Barbaro, Vignole, voire Alberti et très probablement Piero della Francesca, dont le traité manuscrit connut de nombreuses copies et des extraits plus ou moins littéraux, inclus dans le traité de Barbaro, qui emprunte aussi des éléments à Dürer. Salomon de Caus cite lui-même quelques auteurs, le plus souvent pour signaler une erreur qu’il convient de rectifier en suivant sa méthode : Euclide dans le 8ème théorème d’optique et Vitruve dans les définitions ; du Bartas dans l’introduction, Cousin au chapitre 12, Dürer dans la 10ème proposition d’optique et au chapitre 30, Serlio au chapitre 12 et Sirigatti au chapitre 18.
Le tirage de La perspective paraît également à Londres sous le nom de Jan Norton, mais avec la date de 1612 et le privilège.

Jean-Pierre Le Goff (IREM & RDLI-LASLAR,
Université de Caen Basse-Normandie) – 2010

 

Bibliographie critique

J. Baltrusaitis, Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux, Paris, Perrin, 1969.

J. Baltrusaitis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Perspectives dépravées, Paris, Flammarion, 1984, vol. 2.

D. Bessot, « Salomon de Caus (ca. 1576-1626) : archaïque ou précurseur ? », D. Bessot, Y. Hellegouarc’h & J.-P. Le Goff (éd.), Destin de l’Art, Desseins de la Science, Caen, ADERHEM/IREM de Basse-Normandie, 1991, p. 293-316.

J.-P. Le Goff, « Tout ce que uous auez tousiours uoulu sçauoir sur la uie et l’œuure de Salomon de Caus (ca. 1576–1626), et entre autres choses : l’histoire d’un savant du premier XVIIème siècle aliéné au XIXème siècle et un manuscrit inédit (ca. 1625) de Salomon de Caus à la Bibliothèque de Valenciennes (ms. 339) », Circulation, transmission, héritage,Caen, IREM de Basse-Normadie, 2011, p. 503-543.

C. S. Maks, Salomon de Caus, 1576-1626, Paris, Imprimerie Jouve & Cie, 1935.

A. Marr, « A Duche graver sent for : Cornelis Boel, Salomon de Caus, and the production of La perspective avec la raison des ombres et miroirs », T. Wilks (éd.), Prince Henry Reviv'd : Image and Exemplarity in Early Modern England, Londres, Paul Holberton Publishing, 2007, p. 212-238.

L. Morgan, Nature as model : Salomon de Caus and early Seventeenth-Century landscape design, Philadelphie, Pennsylvanie, University of Pennsylvania Press, 2007.

L. Vagnetti, De Naturali et Artificiali Perspectiva (bibliographie sur la perspective). Studi e Documenti di Architettura, 9-10, Florence, Edizione della Cattedra di composizione architettonica IA di Firenze e della L.E.F., 1979 (en particulier EIIIb7).


 

Notice

La Perspective, avec La raison des ombres et miroirs, par Salomon de Caus ingénieur du Sérénissime Prince de Galles, dédié à son Altesse. - A Londres : Chez Robert Barker imprimeur du roy de la Grande Bretaigne, 1611.
70 feuillets : 4 planches sont repliées ; 2 planches comportent un béquet destiné à recouvrir une partie de la figure ; bandeaux, lettrines et culs de lampe ; 40,5 x 27,5 cm. Les feuillets sont numérotés à compter du 9e jusqu’au 49e, à l’intérieur de la figure en haut à droite (mais il ne s’agit pas d’une numérotation des figures). Index p. 2 et 4.
2 erreurs d’imposition des cahiers : f. de dédicace monté entre les deux f. d’index ; f. signé aiii monté après le f.[aiv].
Texte dédié au prince de Galles, Henry, à qui Salomon de Caus enseigna la perspective. Poème acrostiche sur le nom de Caus par Jacques Le Maire.
Christophe Barker, imprimeur du roi, spécialisé dans les textes officiels, imprima la même année la « Bible du roi Jacques ». Cette incursion de sa part dans le livre illustré et technique est peut-être explicable par le lien entre l’auteur et le dédicataire.
« Francfort » écrit par erreur « Fancfort », sur la page de titre.
Cicognara 826 ; Poudra, Histoire de la perspective, p. 223-226.
Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Gonse 537.
*Notes :
- Reliure de veau, 41 x 27,5 cm, portant les armes d’un cardinal et la devise Ut prosim.
- De la bibliothèque d’Henri Gonse (1874-1938), léguée par Mlle Henriette Gonse à l’École des Beaux-Arts, 2005.