LES LIVRES D’ARCHITECTURE



Auteur(s)

Crescenzi, Pietro de’

Titre Le livre des prouffitz champestres...
Adresse
Paris, J. Bonhomme, 1486
Localisation
Madrid, Universidad Complutense, X531590959
Mots matière Jardins
Transcription du texte

English

     Né à Bologne en 1233, mort dans la même ville vers 1320, Pietro de’ Crescenzi est l’auteur des Ruralium commodorum libri XII composés entre 1304 et 1309. Ce texte de la « prérenaissance » est considéré comme le plus important traité médiéval sur l’agronomie, mais son caractère novateur n’est pas unanimement admis. Écrit par un contemporain de Dante, qui fait preuve d’une indéniable « capacité d’observer d’organiser et d’abstraire », il est aussi un témoignage sur la fascination des hommes de l’époque pour les phénomènes et les architectures merveilleux. À Bologne, Crescenzi exerce le métier de juriste. Son appartenance au parti gibelin l’oblige, semble-t-il, à s’éloigner entre 1268 et 1298. Les commentaires de son traité dans lesquels il compare plusieurs régions du nord de l’Italie seraient une conséquence de cet exil. En 1298, après s’être définitivement retiré de la vie publique, il partage son temps entre Bologne et sa résidence rurale d’Olmo. C’est en gérant cette exploitation agricole qu’il aurait développé la plupart des savoirs agronomiques transmis dans son ouvrage.
Dès 1350, l’Opus ruralium commodorum est traduit en italien, puis en français dès 1373 sur l’ordre de Charles V. On dénombre environ 130 manuscrits. Le manuscrit français, parfois obscur voire incompréhensible à cause de la traduction, a pour titre Le livre des prouffitz champestres... Rustican du labour (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5064). Il fait partie d’un corpus cohérent d’œuvres traduites sur ordre du roi, en vue de diffuser les savoirs en langue vernaculaire. Les éditions imprimées sont précoces, puisque l’édition latine princeps paraît à Augsbourg en 1471. On recense quinze éditions incunables en latin, italien, français et allemand. La première édition française qui date de 1486 s’intitule Le livre des prouffits champestres et ruraulx, touchant le labour des champs, vignes et jardins... Cette somme de 488 pages, composée d’après le manuscrit du roi Charles V, est imprimée en caractères « semi-gothiques » par Jean Bonhomme. Plus de dix éditions françaises voient ensuite le jour. La dernière, datée de 1540, est renommée car elle est augmentée par le traité sur la greffe de Gorgole de Corne (Le bon mesnaiger...). Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, cette version française est supplantée par les éditions de La Maison rustique de Charles Estienne et Jean Liébault, mieux adaptées au contexte agro-climatique du nord de l’Europe. Mais ailleurs, plus d’une trentaine d’éditions, dont les deux tiers italiennes, paraissent pendant tout le XVIe siècle.
Pour rédiger les douze livres de son traité, Crescenzi s’appuie sur une érudition et un sens de la synthèse encyclopédique impressionnants. Le regroupement thématique des sciences et techniques particulièrement clair qu’il développe d’une façon inédite est même, à peu de choses près, toujours en vigueur aujourd’hui : agronomie générale, céréaliculture, arboriculture, viticulture et horticulture. La mémorisation de cette organisation des connaissances est facilitée par une gravure sur bois bien imagée (f. a1). Le livre I présente d’une part un long commentaire sur « la bonté du lieu habitable en général », soit la situation et la disposition de la demeure en fonction du climat, de la géomorphologie et des ressources hydriques, et d’autre part un chapitre sur les rôles du « père et seigneur de famille ». Le livre II traite de « la vertu de la qualité contenue dans chacune plante ». Il s’agit d’un modèle physiologique issu de la physique aristotélicienne, pour la génération, la croissance, voire la « transmutation » des plantes. Cet exposé est un préalable à la présentation des savoirs agronomiques fondamentaux : science des sols et techniques culturales (fertilisation, irrigation, labours, semis, greffage, etc.). Le livre III décrit les cultures céréalières. La culture de la vigne et la transformation du raisin (livre IV) constituent une partie importante de l’ouvrage. Le livre V sur l’arboriculture contient les fruits utiles pour l’alimentation et la médecine. Le livre VI présente la culture des « herbes » du jardin, avec la description de plus de cent trente plantes utiles pour la médecine et l’alimentation. Le livre VII traite des prés et des bois. Au livre VIII, le jardin de plaisir est l’un des sujets les plus originaux du traité. La partie la plus longue qui concerne les questions d’élevage (IX) est suivie d’une section sur la chasse et la pêche (livre X). Un sommaire articulé en différents indices (livre XI) et un résumé des travaux des jours (livre XII) récapitulent et concluent le traité.
Une originalité de cette œuvre réside dans la description d’observations faites de visu, mais la sensibilité du lectorat au topos de la meraviglia a sans doute conduit Crescenzi à imaginer certaines des pratiques fantastiques que l’on découvre dans les chapitres sur la fauconnerie ou le jardin d’agrément. C’est certainement cette recherche du plaisir de l’étonnement qui justifie une part des spéculations basées sur la physique aristotélicienne figurant au livre II. De plus, les résultats de sa pratique de l’étude expérimentale et du raisonnement théorique par conjectures, qu’il faut aussi relier à la science d’Aristote, sont amplifiés par de nombreux emprunts textuels aux auteurs de l’Antiquité ou du Moyen-Age. Mais comme l’a montré Jean-Louis Gaulin (1990), nonobstant les trente-quatre auteurs qu’il cite, Crescenzi fonde ses recherches sur un nombre relativement restreint de sources écrites, car ses références sont pour la plupart de seconde main. Parfois, il recourt même à des savoirs préexistants qu’il conteste sans citer leurs auteurs, ou, à l’inverse, il cite des auteurs sans les utiliser, les écrivains gréco-latins appartenant le plus souvent à cette dernière catégorie.
Une singularité du texte, perceptible dès le début de l’ouvrage au-delà du problème des sources, réside dans son plan. Le modèle d’exposition efficace et cohérent se prolonge dans les sous-parties, comme au livre VIII où d’une façon inédite les jardins de plaisir sont classés selon la fortune et la naissance des propriétaires – une distinction que les traités du XVIe siècle ne font pas d’une façon aussi explicite. Selon Crescenzi, il faut d’abord distinguer les « vergiers » couverts d’herbes de ceux qui sont plantés d’arbres, mais ces deux aménagements peuvent se superposer. Quand le verger est herbeux, la pelouse est « par maniere de cheuveulx et couvreront la plaine de la terre en manière dung drap vert » : l’analogie textile exprime l’aspect « velu » escompté. Puis, il recommande que le « vergier soit quarre », rien n’indique en revanche une partition quadripartite. Le tapis herbeux est, semble-t-il, planté « à l’environ » : c’est-à-dire entouré par des plantes aromatiques et médicinales : « basilicon, saulge, ysope, mariolaine, sarriette, mente ». L’intérêt de cette gamme végétale ne réside pas seulement dans le plaisir des parfums ou de la vue, car d’après l’agronome la qualité sanitaire de l’air est meilleure dans une parcelle enveloppée par les senteurs épuratrices de ces plantes. Du mobilier, une fontaine et des sièges ombragés, peuvent occuper le pré herbeux quand il n’est pas couvert d’arbres. Soulignons que pour Crescenzi comme pour Albert Le Grand (vers 1260) les plantes médicinales peuvent se mêler aux herbes du gazon. Avec l’amélioration du rang social des propriétaires, les « vergiers » s’agrandissent pour atteindre un à trois hectares. L’espace est plus étendu et les aménagements sont plus nombreux, mais les recommandations pour les aménager sont quasiment les mêmes qu’au chapitre précédent. Puis l’agronome italien décrit longuement, souvent avec beaucoup d’imagination, les jardins royaux de son temps. Le « jardin » des rois, ceinturé d’un haut mur, est a priori plutôt un bois où vivent des bêtes sauvages destinées à la chasse qu’une parcelle horticole. Il est aussi question d’une vaste architecture utopique : une maison ou un palais édifié avec des végétaux vivants palissés. À cet endroit le texte est confus, puisque le « vergier royal » est désormais une sorte de jardin botanique qui comprend des curiosités végétales collectionnées pour émerveiller les courtisans. Il manque encore au projet de Crescenzi l’imbrication rationnelle des échelles paysagères.

Laurent Paya (Cesr, Tours/Artopos, Jardin et Paysage, Montpellier) – 2013

 

 

Bibliographie critique

J. Bauman, « Tradition and Transformation : the Pleasure Garden in Piero de’ Crescenzi’s Liber Ruralium Commodorum », Studies in the History of Gardens and Designed Landscapes, 22, Issue 2, Londres, Philadelphie, Taylor & Francis, 2002, p. 99-141.

R. G. Calkins, « Piero de’ Crescenzi and the Medieval Garden », E. B. MacDougall (éd.), Medieval Gardens, Washington, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, 1986, p. 155-173.

J.-L. Gaulin, Pietro de’ Crescenzi et l’agronomie médiévale en Italie (XIIe-XIVe siècles). Thèse de doctorat sous la direction de P. Toubert, Université de Paris 1–Panthéon-Sorbonne, 1990.

H. Naïs, « Le Rustican. Notes sur la traduction française du traité d’agriculture de Pierre de Crescens », Bibliothèque d’humanisme et de Renaissance, 19, Geneva, Droz, 1957, p. 103-132.

L. Paya, Les parterres des jardins à compartiments en France et dans le monde (1450-1650) : entre figures de pensée et ornements de verdure. Thèse de doctorat sous la direction d’Y. Pauwels, Tours, Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, 2012.

A. Saltini, « Ibn Al Awam e Pietro De’ Crescenzi: l’eredità di Aristotele tra scuole arabe e università cristiane », Rivista di Storia dell’Agricoltura, 1, 1995, p. 73-75.

P. Toubert, « Pietro Di Crescenzi », Dizionario biografico degli italiani, Rome, Treccani, 1984, 30, col. 649-657.